Et nous? Un cri au bout de la nuit

Cet écrit est publié seulement sur ce blog. Il n'a qu'un seul objectif: apporter sa pierre au débat politique sur le fond. Il est volontairement léger, sur la forme. Bonne lecture.

Béatrice FONTENEAU
Jean-Michel LAURENCE


À tous ceux qui rêvent leur vie
et vivent leurs rêves...


Mercredi 13 septembre 2006,
20 h 11

Une soirée intense à la maison.
Madame s’était affalée dans le fauteuil en chien de fusil. Moi, vautré sur le canapé, comme d’habitude, avec deux oreillers sous la nuque. Un cendrier commun à se partager, était posé à même le sol. Un rituel.
La télé venait d’être allumée.
À l’écran, Michel Denisot, dans son Grand Journal, sur Canal +, demandait à ses invités :
-  Vous savez qui l'on surnomme "dix minutes douche comprise" ?
La comédienne Michèle Bernier connaissait la réponse et s'empressait d’ailleurs de la donner, dans un fou rire :
- Je sais : c’est Jacques Chirac.
Cela pouvait laisser penser que la fille du professeur Choron avait testé elle même ces "dix minutes douche comprise"…. La suspicion à deux balles était bien sûr relevée et faisait marrer tout le monde.
Les auteurs du bouquin "Sexus politicus" étaient aussi aux anges. De façon professorale, ils confirmaient qu'il s'agissait bien du Président de la République.
Zapping.
Patrick Poivre d'Arvor lançait sur TF1 un sujet sur un homme qui, en Savoie, avait porté plainte contre son voisin agriculteur car il ne supportait plus le son des cloches de ses vaches.
Puis le présentateur rendait l'antenne assez tôt pour cause de retransmission d’un match de football, l’affiche Lyon-Réal de Madrid en ligue des Champions.
Zapping.
Sur Canal, une belle blonde présentait, dans un spot, sa nouvelle émission consacrée aux présidentielles. On pourrait, grâce à elle, suivre les coulisses de la campagne, les rendez-vous chez le tailleur des candidats, etc.

Il était ensuite programmé sur cette même chaîne un film de Woody Allen : "Melinda et Melinda". Nous l’avions regardé. Ça parlait de vie toujours trop courte à la sauce Woody Allen sur fond de notes jazzy et de décor de bistrot parisien. Le scénario était sympa : à la table d'un bistroquet, deux metteurs en scène imaginaient une même histoire et ils la racontaient, l'un de façon positive et l'autre de façon négative. Tragédie et comédie s'entremêlaient donc.
À la fin du film, le message était clair et subtil : il fallait profiter de la vie. Vivre pleinement. Cela nous avait fait du bien.
- Allez un dernier zapping avant d'éteindre le poste et on va se coucher, avais-je lancé à ma moitié les yeux brillants.
- On peut jeter un coup d’œil deux minutes sur la nouvelle émission de la 2, avait glissé madame, dans un bâillement.
Sur France 2 venait de commencer "l'Arène de France".
Après le générique, un homme, à la chevelure bouclée et aux amitiés aristocratiques, était visiblement heureux de présenter sa première émission "politique et de divertissement".
Premier sujet traité : "Une femme peut-elle diriger la France ?"
Immédiatement, les spectateurs sur l'immense plateau étaient invités à voter : oui ou non en appuyant sur une télécommande. Le résultat s'était affiché dans la foulée : 87 % de Oui. 13 % de Non. Le plus sérieusement du monde, deux avocats à la Cour, étaient commis d'office pour présenter leurs plaidoiries justement en faveur de ce oui ou de ce non. Comme au théâtre et dans une arène. D’où le nom du talk show.
Après un court sujet à charge sur Ségolène Royal multipliant les grands sourires en meeting et présentée comme n'ayant aucun programme, Philippe Sollers prenait la parole pour délivrer sa philosophie : pour lui, la politique avait justement changé depuis que l'on était passé au quinquennat. On se foutait de savoir si Ségolène Royal avait un programme ou non. Elle était belle. C'était une femme et c'était cela le changement dont la France avait besoin. Une fois au pouvoir, elle aurait des idées puisqu’elle était soutenue par un parti de gouvernement. Avant d’être élu, cela ne servait donc à rien de présenter quoique se soit.

Les mâchoires serrées, la représentante des Chiennes de garde, assénait alors le couplet, déjà entendu cent fois, de la victimisation des femmes écartées de la vie politique depuis des lustres. Et qui pouvait cultiver un goût légitime de revanche.
On passait même quelques images d'archives des années 60 en noir et blanc dans lesquelles une femme expliquait justement qu'elle ne s'intéressait pas à la politique parce qu'elle n'avait pas le temps, à cause des enfants, du ménage, et que de toute façon elle ne comprenait pas bien tout ce que les hommes politiques disaient ….

Nous avions éteint le poste, rassasiés.
On nous l’avait annoncé : la rentrée du service public audiovisuel serait "sanglante" … De l’info, de la vraie, de la culture, de la pertinence, de la profondeur dans le traitement… C’était bien au-delà de nos espérances. Nous avions décidément bien fait de payer notre redevance.

Dans notre lit, tandis que madame s’endormait vite, je n’avais pu, quant à moi, fermer l'œil.
Ça tournait dans ma tête. Toutes ces images mal digérées s’entrechoquaient les unes contre les autres.
J’avais froid, tout en ayant la bouche sèche. Et je fixais le plafond.
J’avais ainsi le charme d’un crapaud, coincé dans un congélateur. Mais au lieu de coasser, je réfléchissais. Enfin, je faisais comme je pouvais avec mon cerveau congelado.

Et si demain la France devenait une terre d’accueil et de résidence d’un régime de type fasciste ? Tout n’était-il pas rassemblé pour que cela puisse se produire ?
J’avais en tête ce sondage, lu dans Ouest-France en juin 2006 : 69 % de Français ne croyaient plus à la droite, ni à la gauche dans notre pays. Un exemple parmi d’autres : 70 % approuvaient la mise en camp militaire de jeunes ayant des problèmes à l’école.
Jamais les thèmes de la sécurité, de l’immigration et de l’ordre, n’avaient été autant au centre de notre débat politique.
Même pour se divertir, les Français adoraient suivre à la télé des people en treillis et rangers patauger dans la boue sur un parcours de combattant au sein de la "1e compagnie" sur TF 1.
Ce monde, lisse et ordonné, était merveilleux. Le peuple ne se posait pas de question. Il n’avait qu’à voter à chaque élection, sans avoir à étudier les programmes précis quand il y en avait un - des candidats.
On pouvait même voter, à grande échelle, pour des extrêmes, sans afficher le moindre état d’âme. Mieux, on en était fier.
L’extrême droite n’était-elle pas arrivée au deuxième tour des dernières élections présidentielles le plus tranquillement du monde ?
Tout semblait donc réuni pour que tout nouveau rendez-vous avec le peuple se transforme, dans notre pays, en un autre grand moment pour notre démocratie.

Je fixais toujours le plafond qui s’était tout doucement transformé… en un champ de bataille !
C’était une grande plaine désertique, sans arbre, sans végétation.
Il y avait d’un côté, une foule immense, une masse silencieuse.
Et de l’autre, il y avait un groupe de généraux romains, en tenue, portant des casques à pointe dorés, ornés de plumes rouges. C’était comme dans Astérix.
Dans le groupe de généraux, on s’agitait afin d’élaborer des stratégies, monter des coups. On parlait fort, à haute voix. Souvent en même temps. De cette cacophonie, on ne comprenait que des bribes. On s’échinait visiblement à penser, déjà, à l’après-bataille, aux alliances possibles.
Sous les casques de ces généraux romains, se cachaient des hommes politiques de tous bord, des journalistes, quelques intellectuels.
Le plus galonné d’entre eux, claironnait alors, en pleine campagne, sa position :
- Oui ! Oui !
Et tout le petit groupe, donc chaque membre portait le même uniforme, criait, entre deux brouhahas, la même chose :
- Oui ! Oui ! 
La foule bigarrée, en face, écoutait, s’informait, mais ne parlait pas.
Le petit groupe de généraux continuait à marteler :
- Oui. Oui ! 
Sans même jeter un œil sur la réaction de la foule en face.
Il y avait pourtant des milliers de regards qui les observaient. Quelques voix s’élevaient maintenant :
- Ils ont vu qu’on était là, qu’on existait ? 
Le groupe de généraux, romains, comme étranger à toute réalité, restait dans sa bulle. On se chamaillait sur des textes, sur des articles, sur des mots qui résonnaient en échos : "concurrence", "libre et non fausséeeeeeee "… Toujours sans porter la moindre attention sur ce qui se passait en dehors de ce cercle, refermé sur lui-même.
En face, il y avait maintenant des millions d’hommes et de femmes, tous les habitants de notre pays.
On sentait de cette masse gigantesque, de ces silhouettes, debout les unes contre les autres, une pression, une force, monter.
Un grondement sourd se former.

Les généraux continuaient d’échanger, entre eux, des petites phrases et faisaient des jeux :
- Je te tiens par la barbichette, celui qui ira aura une tapette T’y va ou t’y va pas. Si t’y va pas, tant pis, j’en f’rais pas une maladie. 
On se tutoyait dans le cercle, on était tous copains. On partageait enfin le même mot.
- Oui ! oui !
Entre les deux camps, s’était formé un grand fossé, large, profond.
Et puis, d’un seul coup, comme dans un tremblement de terre, une foule de 15. 449.508 voix, avait fait corps en un seul cri, d’une puissance inouïe :
-  Noooooooon !
Les généraux ne s’attendaient pas à la brutalité, à l’ampleur de ce cri.
Tétanisés et ébouriffés par le souffle apocalyptique de ce "Non", qui avait traversé la plaine désertique avec violence, ils étaient, pour la première fois, restés figés, immobiles.
Seules, leurs têtes avaient bougé comme un hochet : pour la première fois, les généraux daignaient tourner leurs yeux vers la masse….

Mais, elle, après avoir prononcé son cri, franc et massif, avait déjà tourner les talons.

La scène se terminait par un gros plan sur un écriteau, planté au milieu de ce champ de bataille. Sur le plafond, au milieu de quelques casques qui erraient à terre, on pouvait lire : "référendum européen 2005".

Ces images de champ de bataille s’étaient ensuite dissipées.
Je revoyais alors le plafond de la chambre, des lamelles de contreplaqué de couleur marron clair. Mais il y avait toujours en son centre, un fossé. Celui qui séparait cette bulle politico-médiatique et mes aspirations profondes.

Quelques jours avant cette fameuse nuit du 13 septembre, Serge July – un beau général, au visage de baroudeur - sur France 3, dans "France Europe express" avait passé son temps, non pas à essayer de placer le débat sur les idées, mais à vouloir extorquer de la bouche de Lionel Jospin – un autre général qui s’était mis lui-même en réserve - sa réponse sur son éventuelle candidature à la présidence. On se taquinait. Avec le refrain déjà entendu :
- Je te tiens…Ira, ira pas. Si t’y vas pas, tant pis… 
La France était toujours là, face à eux.
Nous étions à l’an 2006, soit 11 ans après J.C, et rien n’avait changé dans la plaine. Le plus galonné des généraux (le fameux JC) était toujours entouré de ses lieutenants, même si bon nombre d’entre eux, lui étaient de moins en moins fidèles. Ça sentait la trahison dans les rangs. Mais le discours et l’attitude n’avaient pas évolué : toute la bulle se gargarisait du futur duel à venir, qui serait, à l’écouter, un gauche droite haletant donc ultra médiatisé.
Un nouveau combat de boxe où le style de chacun des deux combattants serait décortiqué, analysé, dans le détail.
L’affiche du combat avait été d’ores et déjà imprimée et largement diffusée.
On avait oublié ce qui s’était passé lors du dernier championnat. Où le candidat, dans le coin gauche, avait été mis KO avant même de monter sur le ring…

La foule, toujours ignorée, était juste là, invitée à faire des paris. Elle suivait les frasques de ce pouvoir politique, de plus en plus assimilé à «un paillasson où tous les guignols de toutes les infos invitent tout le monde à s’essuyer les pieds dessus", comme le décrivait le philosophe Alain Finkielkraut, qui considérait sur le même thème "qu’il y avait une dignité et une certaine noblesse à ne pas s’essuyer les pieds sur le pouvoir politique quand, justement, tout le monde le fait".

Pour tenter de capter l’attention de ces hommes et ces femmes, on utilisait parfois des slogans, une image, pour convaincre comme on vend un paquet de lessive. "Monopole du cœur " sur fond d’accordéon ; " force tranquille " sur fond de chapeau noir ; « Mangez des pommes " sur fond de gomina.
Mais le cercle restait fermé, hermétique.
La foule grondait à nouveau, envoyait des signes :
- On en a marre des "Il faut que", des "Y’a qu’à", des "je propose de faire ceci" quand on ne le fait pas quand on est pouvoir…. Attention !
Mais la forme supplantait encore le fond, tout le temps.

On soignait généralement d’abord son image, sa propre personne, puis son clan. On privilégiait, toujours les intrigues, les logiques de partis, les guéguerres fratricides entre égos démesurés plutôt que d’aller sur le terrain des engagements altruistes, avec des propositions claires et applicables sur des sujets d’intérêt général.

Le fossé devenait ainsi un boulevard à toutes les stratégies populistes visant à placer justement le bon peuple, au centre de la plaine, au risque que ce dernier s’écrase dans le ravin.
C’était l’une des fins possibles de l’histoire…

Dans mon lit, les yeux grands ouverts, j’avais entonné "Wonderful world".
Cette chanson m’avait bercé … 
Mais, le disque avait dû brusquement dérailler puisque je m’étais réveillé en sursaut avec pleins d’idées en tête :
Etions-nous condamnés à subir cet état de fait, à rester les simples figurants de ce grand spectacle permanent où s’enchaînaient émotions et images de souffrances, de drames, de guerres, ailleurs, toujours ailleurs, qui se superposaient aux cocoricos paternalistes, aussi peu réconfortants que trompeurs, du style : "Nous sommes une grande nation, forte, puissante, respectée dans le monde " et "un grand pays, celui des droits de l’homme, de la démocratie". Celle qui permet à chaque citoyen de voter. Une chance. Mais comment ? Pour qui ? Pourquoi ?
Etions-nous condamnés à devoir être représentés par des personnes qui préféraient, la plupart du temps, éluder les questions plutôt que d’y répondre ? Des femmes et des hommes - aussi beaux soient-ils - qui semblaient loin, trop loin de nos aspirations.
Etions-nous condamnés à être dirigés un jour par des bons communicants, qui promettaient monts et merveilles à une population, parfaitement préparée, conditionnée à voter pour n’importe qui pourvu qu’il puisse proposer une forme de rêve même s’il devenait cauchemar ?
Pouvions-nous continuer à garder cette méfiance envers les représentants de la toute puissance publique tout en demandant à cette même puissance publique d’assouvir tous nos besoins ?
Devions-nous rester passifs à attendre, sans ne rien faire, sans réfléchir, sans participer, que l’État central décide de ce qui est bon ou non pour nous ?
Comptions-nous, finalement, si peu, sur nos capacités à construire - et pas seulement à dénoncer ce qui ne va pas - pour les formuler ces interrogations constructives qui nous touchaient ?

Peu avant minuit, réveillé, mais toujours allongé dans mon lit, la tête toujours face au plafond, j’avais revu, dans un dixième de seconde, ce rictus de Michel Denisot quand il avait balancé sa devinette sur l’histoire de Chirac surnommé "dix minutes douche comprise".
Il m’était alors revenu cette phrase entendue, il y a plusieurs années par un universitaire, qui avait dit, reprenant le Général De Gaulle, je crois, que l’élection à la présidence de la République était la rencontre, à un moment donné, entre un homme, ses idées, son programme, et un peuple.
L’histoire des "dix minutes douches comprises" ajoutait à mon tourment. C’était exactement le temps que j’avais dû mettre à voter, pour la première fois de ma vie, pour ce même JC en 2002. Et je m’étais senti comme sale après l’avoir fait…
Le Président réélu avait obtenu au premier tour un peu plus de 5 millions de voix (le même nombre de suffrages obtenus par son adversaire du deuxième tour)… Avant de rassembler, grâce au désormais célèbre sursaut républicain : 82,21 % des suffrages soit plus de 25 millions d’électeurs.

Au-delà de ces chiffres, qui avait vraiment voté par conviction pour un candidat et ses idées, clairement exposées et débattues, et avec l’impression d’être parfaitement entendu ?

J’avais voté, me semble-t-il, comme la majorité des gens de notre pays, pour le moins pire. J’avais pourtant compris depuis longtemps que le chef de l’Etat ne pouvait être un homme providentiel, guérisseur de tous les maux. J’étais allé voter, vite fait. Puis avais tourner les talons. Rétrospectivement, j’avais peut-être envie d’une bonne douche…

Comme tout le monde, je me posais, parfois, des questions sur la vie de tous les jours, entre deux anesthésies télévisuelles. Mais rien de plus. Je n’avais jamais voulu me retrouver prisonnier d’un parti en prenant une carte. Je voulais rester libre de penser, de voter ou non, sans être obligé de suivre la moindre discipline de groupe.
Comme tout le monde, je ressentais des choses et avais un point de vue sur notre société. Je vivais. Je considérais que l’on pouvait aiguiser son esprit critique à travers un tas d’actions concrètes et simples du quotidien. Mais je n’avais jamais pris conscience, avant cette nuit, que ce cinéma avait largement trop duré. C’était étrange comme sensation : tout s’accélérait d’un seul coup. Etait-ce ce film de Woody Allen, et cette phrase entendue plusieurs fois, "la vie est décidément bien courte" qui influençait mon esprit ?

Jusque-là, j’avais toujours veillé à bien rester au milieu de la masse, dans la plaine. Mais là, j’avais l’impression d’être tout seul.
J’entendais pourtant encore les généraux, que je sentais de plus en plus détachés de toute réalité, promettre - quand la crise était grave et que la guerre semblait ouverte - qu’ils allaient écouter la foule. Mais leurs voix avaient doucement disparu. Je ne les entendais plus.
Je n’avais pas changé ma position d’un poil. Mes yeux de crapaud congelé étaient devenus globuleux. Des sortes de bigarreaux gélatineux et boursouflés, d’ampoules blanchâtres immobiles.
J’étais ainsi, non plus un homme profondément sexy, mais une sorte d’icône fantasmatique qui irradiait, avec ces yeux toujours posés sur le plafond, une lumière quasi mystique…
Ma tête était lourde.
Je prenais subitement conscience qu’il me fallait faire le vide mais je ne savais pas de quoi.
Non seulement pour éteindre l’incandescence de mon rayonnement surtout auprès de ma femme qui, dans son sommeil de plomb, semblait à ce moment précis complètement enflammée par la puissance magnétique que je dégageais mais surtout parce qu’il y avait, selon moi, une urgence à réagir.

J’étais dans le bon "mouv" : j’avais lu dans des journaux que les réservoirs d’idées (Think tank en anglais) fleurissaient sur le net pour tenter d’influencer les programmes des partis politiques lors de cette campagne pour les présidentielles 2007.
Des internautes remplissaient déjà, comme pendant la révolution, des cahiers de doléances.
J’avais bien entendu les messages des politiques qui avaient besoin qu’on leur donne des clés pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivions.
Cela m’avait terriblement amusé.
J’avais imaginé Sarkozy en short dans une cellule de Fort Boyard en train de tenter d’ouvrir des serrures alors que le plafond dégringolait sur sa tête. Il était tout nerveux et voulait aller jusqu’au bout de l’épreuve même quand tout le monde hurlait qu’il sorte….
Mais dans le même temps, je restais dubitatif sur cette démarche citoyenne. J’avais l’impression que la présence ou l’intervention du bon représentant du peuple, de la société civile, sur une chaîne de télévision, à la radio, et même sur le net, n’avait pour seul but de valoriser la bonne écoute de l’homme politique, censé lui répondre.
"Vous avez tout à fait raison", "aux affaires, je proposerai que"…
Tout cela m’avait semblé n’être qu’une mascarade, qu’une mise en scène de politique spectacle. Une stratégie de communication de plus, pour donner une crédibilité de forme sur un fond toujours absent.

C’est en repensant à ces cerveaux qu’il fallait rendre disponibles, les nôtres, aux annonceurs et autres bourreurs de crânes, que j’ai dû me lever, peu avant une heure du matin.

Comme un zombi aux pieds nus, en caleçon, je m’étais retrouvé dans la cuisine, affalé sur une chaise, les coudes sur la table.
Sans que je me souvienne comment j’avais atterri là.
Sur la table, il y avait un tas de feuilles blanches.
J’avais dû prendre machinalement un stylo puisque j’en avais un dans ma main droite.
Cela aurait pu ressembler à une scène de film des années 70, bien kitsch, mais avec mes yeux, quasi phosphorescents, on se rapprochait plus de l’univers de Spielberg… dans E.T.
Loin de toute fiction, je ne recherchais pourtant pas de maison puisque je trônais dans ma cuisine.
Dans cette pièce, où chaque objet était comme toujours à sa place – les assiettes avec les assiettes, les couverts dans le tiroir, en bas à gauche, les serviettes juste au-dessus des torchons - tout semblait comme déjà écrit.
Le seul élément perturbateur, c’était finalement, ma présence nocturne, surprise, à cette table.
Il régnait, y compris pour moi-même, une ambiance mystérieuse : qu’allait faire cet être dénudé, dans une cuisine, à une heure du matin, assis sur une chaise, à moitié endormi avec un stylo dans sa main droite ?

Dans la pièce, il ne se passait strictement rien pendant de longues minutes. Rien. Pas un geste, ni le moindre mouvement. Le silence juste interrompu par le ronron du frigo et une goutte qui tombait dans l’évier toutes les vingt secondes à peu près. À cause d’un joint qu’il fallait changer, mais comme je ne savais pas le faire, j’avais accepté avec la philosophie du bricoleur nul que j’avais toujours été, l’idée de cette libération d’une goutte dans notre évier toutes les vingt secondes.

C’était un instant de calme, d’éternité et de paix, comme dans la nature, où tout se fige quand un danger ou une catastrophe va arriver, juste l’instant qui précède l’éruption du volcan.
La tronche du volcan valait le déplacement : sur mon visage commençait à se dessiner tout doucement un sourire béat, avec la mine espiègle de celui qui rigole tout seul de la connerie qu’il va faire. Un vrai "lou ravi" (traduire "le ravi", c’est-à-dire le simplet du village en dialecte niçois).
Il n’était pas question, à ce moment-là, de me libérer d’un truc insupportable, d’une quelconque angoisse qui planait sur ma vie, sur notre existence, sur notre société, sur notre monde, sur notre avenir. Cela, de toute façon, faisait trop pour ma modeste personne.
Il y avait seulement du plaisir, le même que peut ressentir un alpiniste, au pied du 8.000 qu’il va prendre tout son temps à escalader.
Mais pour atteindre ici l’ivresse des sommets, il fallait d’abord répondre à cet appel… du stylo.
Je n’étais plus dans la plaine, au milieu de la masse. Mais au pied d’une montagne. Le tas de feuilles était haut. Et il m’avait semblé comme une évidence de devoir remplir toutes ces pages. Mais en écrivant quoi ?


Jeudi 14 septembre 2006,
1 h 18
C’était magique. Par la seule force de la pensée, ma cuisine venait de se transformer en Assemblée Nationale !
Dans la salle des quatre colonnes, juste derrière l’évier, il y avait des dizaines de micros et de caméras.
Les députés y enchaînaient les bons mots, les petites phrases. Cela se passait le mercredi après-midi dans le cadre de l’émission “Questions au Gouvernement”.
Les dits représentants du peuple commentaient avec délice le lapsus prononcé par l’un dans son discours, le refus de répondre de l’autre. Heureux de leurs broncas à grands coups de pupitres claqués, ils montraient du doigt leur voisin de droite ou de gauche qui s’était abstenu sur telle ou telle question. On criait. On gesticulait. On existait. On se montrait surtout. De la routine.
Et comme à la sortie de l’hémicycle (à gauche du frigo, il y a une porte en bois qui siffle quand le vent souffle), on pouvait encore être vu par le retraité électeur qui était devant son poste, autant continuer à multiplier les sourcils froncés, les sourires charmeurs et autres verbes hauts.
Le "scandale" du jour incitait, en plus, aux grandes indignations. Les députés n’avaient pas pu s’exprimer faute de débat.
L’article 49-3 de la Constitution, qui permettait de faire voter des lois (en engageant la responsabilité du gouvernement) était passé par là. Il y avait donc foule dans la salle de presse.
" C’est une honte pour notre démocratie ! "
" À quoi sert notre Parlement ?"
"Nous ne sommes pas des godillots "
"Faire passer une loi en force ainsi, c’est du mépris" entendait-on avec faux désespoir et vrais trémolos dans la voix.
Un coup à droite. Un coup à gauche. Peu importait. Les deux au pouvoir avaient brandi ce même article 49-3 sous la Vème République. Et puis, tout ce beau monde, visiblement satisfait d’avoir ainsi grandement œuvré pour la France, s’était rendu vers la buvette. Alors que c’était le peuple qui avait de plus en plus soif de démocratie et de représentativité.

Sur ce, j’ouvrais le frigo (pas loin de la sortie de l’hémicycle) pour prendre une bouteille d’eau. Puis, sur la table de la cuisine, je saisissais une première feuille blanche pour écrire ceci. Une simple phrase :
"le Parlement ainsi transformé en chambre d’enregistrement de lois, décidées et appliquées sans débat préalable, a-t-il encore une raison d’être, autre que symbolique? "
Ça commençait pas mal. Il était question ici de démocratie, et même dans ma "cuisine assemblée", tout seul en pleine nuit, seulement vêtu d’un caleçon gris, rien ne me semblait si capital que ce mot : démocratie.
J’avais l’impression que cette notion était employée depuis longtemps à tort et à travers et ne correspondait en rien à la réalité de notre vie politique actuelle.
Il me revenait en mémoire cette scène du 9 février 2006 : le premier ministre Dominique de Villepin – jamais élu et qui ne s’était même jamais présenté devant un électeur tout en étant donc chef du gouvernement - avait fait adopté, dans ma cuisine assemblée, par ce fameux article 49.3 de la Constitution, son projet de loi pour l'égalité des chances instaurant le contrat première embauche (CPE). Après quelques semaines de grande contestation dans le pays, la loi avait été promulguée le 31 mars de cette même année, par le chef de l’Etat. Les arguments avancés pour justifier cette promulgation avaient été présentés avec solennité : " il faut respecter notre démocratie "
Mais, dans le même temps, le Président Chirac avait décidé de ne pas appliquer cette loi. Mieux, dix jours plus tard, le fameux CPE avait été finalement remplacé. La rue avait gagné.
J’avais le sourire aux lèvres, rempli d’une grande fierté, quand j’ai noté cette deuxième question sur ma feuille :
"Peut-on, selon vous, évoquer sérieusement la notion de respect de la démocratie quand un ministre, non élu par le peuple, fait passer une loi qui n’a pas été débattue par les représentants du peuple français ? "
Puis dans la foulée, j’ajoutais :
"Sur quel fondement constitutionnel, un Président peut-il promulguer une loi en décidant qu’elle ne sera pas appliquée ? "
Là, je ne parlais pas de règlements municipaux portant sur le stationnement mais de la "quintessence" qui émanait du sommet de la pyramide : du texte de la Constitution.
Puis, après une gorgée d’eau, je concluais le chapitre par cette réflexion ouverte :
"La rue, celle des manifestants, doit-elle avoir toujours raison dans une démocratie ? " 
La foule me fascinait par la force qu’elle dégageait tout en m’effrayant par son aveuglement. Les manifestations, aussi imposantes soient elles, étaient aussi parfois trompeuses car sources de manipulations, de détournements. Et je n’aimais pas les services d’ordre.

Sans savoir pourquoi, je pris une éponge pour nettoyer les brûleurs de la cuisinière mis à mal il y a deux jours par un énième dîner entre bons vivants. De ceux où l’on commence à refaire le monde et qui finissent invariablement par des gesticulations improbables autour de la table. Soirée au cours de laquelle un ami brocanteur, sympathisant socialiste avait balancé sa vieille tarte à la crème au moment de l’apéro :
Il faut voter utile dès le premier tour et ne pas s’éparpiller sur des petits candidats. C’est pour cela que Jospin a été battu il y a cinq ans.
Il n’avait toujours pas digéré le pourcentage de voix obtenu par Jean-Pierre Chevènement, au premier tour des présidentielles 2002 et qui avait, selon lui, empêché son poulain Jospin de se retrouver en finale face à Chirac.
- Même pour les législatives, il faut faire gaffe à ne pas se disperser, vous savez.

Entre deux verres et trois cacahuètes, le débat était chaque fois, âpre.
Ce que tu proposes c’est donc de ne pas voter pour celui que tu préfères ?
- Oui car celui, pour qui tu veux voter, de toute façon, ne sera pas élu !
Aussi désarmante soit-elle, la considération de mon pote n’était peut-être pas aussi ridicule que cela.
Aux dernières élections législatives, les groupes dits extrémistes FN, LCR ou marginaux, avaient remporté un certain nombre de voix, tout comme les autres partis dits plus traditionnels. Mais du fait du scrutin majoritaire à deux tours, actuellement en vigueur - il n’y a pas de proportionnalité - aucun de ces partis n’avait pu avoir le moindre représentant au Parlement.
C’était la démocratie à la française. Il me semblait donc important de consigner cette nouvelle réflexion :
"Pourquoi certains partis ne sont pas présents à l’Assemblée Nationale, alors qu’ils représentent une partie des Français ? Est-ce la démocratie ?
Comment expliquer la différence énorme existant parfois entre nombre de voix obtenues et nombre de sièges attribués ? "

J’étais maintenant sûr d’une chose : se poser des questions, les coucher sur le papier, c’était faire place nette. Tout nettoyer.
Pourquoi ne l’avais-je pas fait plus tôt ?
Comme pour les brûleurs, il fallait peut -être attendre que tout soit encrassé, complètement bouché, pour mettre un coup d’éponge et faire renaître une flamme. La mienne.
Pour moi, tout cela avait, enfin, du sens.
Je réfléchissais avec jubilation. De nouvelles images arrivaient.

Toujours à propos d’élection et de représentativité, je me revoyais
encore vautré sur le canapé, avec mes deux oreillers sous la nuque. (Pourquoi changer un confort aussi simple ?)
 C’était le soir du référendum européen, le soir du "Non". À interpréter de plusieurs manières : vote contestation ? Non à l’Europe libérale ? Non à une Europe pas assez libérale ? Non à une Europe lointaine du quotidien des Français ? Bref, ce "non" représentait désormais à Bruxelles, la position de la France tout entière selon les valeurs dites démocratiques de notre République. Alors que l’on nous parlait de plan B, de nouvelles pistes à explorer, j’étais tout de même resté sceptique sur la suite des événements.
Comment ce " Non " français allait-il être effectivement représenté au niveau européen ? Quelles conséquences allaient être tirées de ce référendum ?
Les faits m’avaient donné raison : On n’avait plus eu de nouvelles des Jean-Luc Mélenchon et des autres partisans du "Non". Envolés, évanouis dans la nature.

J’écrivais ceci sur mon papier :
"Hormis l’arrivée de l’euro, quelle incidence concrète la construction européenne a-t-elle sur la vie des Français ? "
Je faisais peut-être un peu le naïf en notant cette question car je savais, au fond de moi, que l’Europe pouvait être synonyme d’ouverture, pluri-culturelle par exemple.
Mais il me semblait à cet instant important de bien marquer le coup : on s’était un peu foutu de nous. On nous avait invité pendant des jours à se positionner sur l’Europe, pendant ce référendum, et puis tout s’était arrêté d’un seul coup. Plus rien, comme si nous avions été touchés par une sidérante amnésie collective.
D’accord, une consultation, une élection, ce n’est pas tout.
Mais quand même, on avait joué avec nos peurs, avec nos émotions et avec nos sentiments pour pas grand-chose, au final, puisque rien n’avait foncièrement changé dans notre quotidien. À se demander même si le fait de voter avait eu, en définitive, la moindre importance.

Cette simple pensée furtive fut immédiatement synonyme de retour dans mon passé d’étudiant. La scène s’était passée, il y a plus de vingt ans, dans l’amphithéâtre d’une Faculté de droit. En première année de droit constitutionnel. C’était comme hier. Le prof, seul derrière son bureau, parlait. Les étudiants l’écoutaient et grattaient dans un silence quasi religieux.
- Les élections sont-elles la démocratie ? avait alors interrogé le prof, sûr de son effet.
Un étudiant cravaté avait levé la main.
- Pour moi oui monsieur, car il ne peut pas y avoir de démocratie sans élection.
Le prof avait, l’espace d’un instant, marqué un temps d’arrêt avant de lancer :
- C’est aussi ce que nous allons voir. Aujourd’hui, nous allons parler du découpage électoral.
Peu connue du grand public, cette pratique a toujours été courante dans notre vie politique.
Cela consiste via le Ministère de l’intérieur - à redécouper les circonscriptions avant une élection, par exemple, législative. L’objectif, jamais avoué, est pour le parti au pouvoir d’augmenter ses chances de gagner ces mêmes élections par un joli tour de passe-passe. L’explication est simple. Sur un territoire de 10.000 habitants, 6000 votent à droite et 4000 à gauche traditionnellement. Si la circonscription a pour frontière ce même territoire, il y a donc un député de droite élu.
En revanche, si on dessine sur ce même territoire deux circonscriptions (les quartiers populaires d’un côté (votant à gauche) et les quartiers chics de l’autre (votant à droite) - en schématisant volontairement grossièrement- on peut obtenir l’élection de deux députés : un de droite et un de gauche. En faisant même encore plus précis, on peut jusqu’à obtenir l’élection d’un seul député de gauche (en plaçant par exemple dans une autre circonscription voisine le secteur où habitent 2500 électeurs potentiellement de droite).
Le verdict des urnes peut facilement s’inverser en fonction du redécoupage. C’est pour cette raison, entre autres, qu’il arrive que le nombre de voix exprimées au niveau national ne corresponde pas du tout au nombre de sièges effectivement obtenus au sein de l’Assemblée nationale.
De ma plus belle plume, je posais donc la question :
"Cette pratique du découpage électoral est-elle, selon vous, démocratique ? "

J’avais alors en tête les noms de tous les ministres de l’Intérieur de la Vème République et je les imaginais, ces as du ciseau, ces champions des arts créatifs, enfermés à double tour dans leur bureau, se livrer à un découpage en règle de la carte de France.

Élection pouvait donc rimer avec bidon.
Le stylo marchait quasiment tout seul sur ces sujets de droit constitutionnel et aurait très bien pu continuer à s’emballer sur le financement des partis, les 500 signatures de parrainage, le mode électoral, et autres points considérés, par notre bon peuple, comme quasi-anecdotiques.
Car pour l’élection à la présidence de la République française, il ne pouvait être question de déceler la moindre ombre dans ce si lumineux tableau. On touchait là au "Graal", à un pilier de notre vie politique : En France, c’était le peuple qui votait directement pour un homme ou une femme, sans passer par de grands électeurs et autres inutiles relais. Le président, dans notre pays, c’était encore, dans l’inconscient collectif, le père de la nation, le guide, celui qui montrait le chemin, qui traçait la voie.

Certes dans le conscient et la réalité du quotidien, l’image était nettement plus brouillée. C’est en prenant un café, un matin dans un bistrot, que j’avais fait cette découverte.
Il y avait un gars, une bière à la main, qui commentait l’actualité avec son compagnon de comptoir :
-C’est combien d’airbus déjà qu’il a fourgué aux Chinois ?
- J’sais plus très bien, lui avait répondu l’autre… Mais ça fait un paquet de fric !
On ne parlait pas d’un représentant multicarte, basé à Toulouse. Mais du Président de notre République française qui, profitant de ses voyages officiels ou des visites des principaux dirigeants mondiaux, était en effet arrivé à vendre de la technologie française, y compris dans le domaine de l’énergie nucléaire.
La question coulait de source :
"D’après notre constitution actuelle, le président de la République a le soin de veiller au fonctionnement régulier des pouvoirs publics et d'assurer la continuité de l'État. Il est également, chef des armées et garant de l’indépendance de la justice. Sur quelles bases constitutionnelles précises, peut-il devenir concrètement, et dans les faits, " VRP de luxe " d’entreprises privées françaises à l’étranger ? Les sociétés qui décrochent de juteux contrats donnent-elles des commissions à ceux qui ont facilité les signatures de ces marchés ? "

Il suffisait que je pense à la présidence, pour que mon salon cuisine, devenu déjà assemblée, se transforme alors en palais de l’Elysée. Sur le perron, près de la porte du buffet, un homme s’avançait devant un micro, un bout de papier à la main. Froidement, il énumérait des noms qui correspondaient à des postes, mettant fin à un suspense insoutenable. On venait de procéder à un remaniement ministériel.
Et à chaque nomination de ministres, on était toujours surpris par l’extraordinaire extensibilité des compétences des nouveaux élus qui passaient allègrement de la santé aux affaires étrangères, de l’industrie à la défense, de la culture à l’éducation nationale etc.
D’où ma question :
"Un ministre peut-il être spécialiste de tout ? "

Et des spécialistes de tout, de ces femmes et hommes exceptionnels, il y en avait beaucoup au plus haut niveau de l’État.
Chaque mercredi, d’ailleurs, à la lecture du "Canard enchaîné", on pouvait lire leurs perles et leurs distinctions dans les « noix d’honneur », « prises de bec » et autre "mare aux canards".
À les entendre, ils arrivaient toujours à surfer dans tous les domaines. Ils le faisaient certes mais avec souvent la grâce qu’aurait une mouche à se déplacer sur une toile cirée mouillée, les pattes engluées de confiture. Bref, en faisant du sur place avec, en prime, quelques arabesques dignes des grands numéros de "Holiday on ice".
Un numéro de patins à glace qu’aurait aimé notre copain Michel, un fleuriste grenoblois de 47 ans, qui venait de passer dix ans au Canada, le pays du grand froid, à Montréal. Toujours intéressant de voir ailleurs comment on appréhendait la vie et comment était perçu le "rayonnement" de la France à l’étranger.
Le monde était-il, tombé en insolation ?
Pas vraiment au Québec :
Tu vois, en France il y a toujours les mêmes figures politiques depuis vingt ans. Certains ont même été impliqués dans des affaires et ils continuent comme si de rien n’était. Ils reviennent sur le devant de la scène sans complexe. Dans beaucoup de pays comme aux États-Unis, ou au Canada, un homme politique fait son mandat et après on n’entend plus parler de lui. Il reprend son ancien métier. On a l’impression qu’ici les politiques sont indétrônables. Ils sont là, à vie. Comment veux-tu que les idées se renouvellent ?, avait-il argumenté.
Appliqué, j’inscrivais sur une feuille :
"Homme politique : était-ce un métier à vie ? "

Dans notre pays, il y avait certes des renouvellements de bail, du fait des élections, mais on pouvait aussi faire partie de la classe dirigeante sans se présenter devant un électeur.
Il fallait avant tout entrer dans le milieu. Et ce n’était pas facile pour les femmes (avant les lois sur la parité), les pauvres (existe-il des députés chômeurs ou sans emploi ?) des gens de couleur, victimes en France de discrimination, et pas seulement dans le monde politique, mais aussi dans celui du travail et des affaires, pour l’accès au logement ou au divertissement (discothèques).
Ces personnes de couleur faisaient paradoxalement l’objet aujourd’hui d’une attention "théorique" toute particulière.
On parlait de discrimination positive à leur égard (faisant référence à des critères ethniques, raciaux ou religieux), d’instaurer des quotas pour les faire exister, dans la presse télévisée, dans les services d’État.
Exemple récent : En 2004, lors de sa nomination, M. Aïssa Dermouche, avait été présenté comme le premier " préfet musulman "…
Je posais cette simple question : "M. Dermouche a-t’il été choisi pour son appartenance religieuse ou pour sa compétence ? Que doit-on penser de ce type de nomination ? "

Puis, je retournais au milieu de cette classe politique, dont chaque membre se chamaillait sans cesse avec son voisin, pour être calife à la place de l’autre. On parlait alors de combat de chefs, ou entre éléphants. Peu importait les qualificatifs. Le principe était d’envoyer à la figure de l’autre une belle phrase assassine tout en soignant sa propre image.














2 h 13
Quand je pensais à ces petits meurtres entre amis, je revoyais souvent les images de ces hommes politiques, du passé ou du présent, qui faisaient la "une" de Paris Match. Un magazine que je n’avais jamais acheté mais que je feuilletais volontiers dans la salle d’attente de mon toubib.
J’avais d’ailleurs toujours en tête cette photo qui semblait avoir été "volée". Le choc des photos, c’était donc vrai.
Ce cliché avait pourtant été monté de toutes pièces. Le héros du jour, Lionel Jospin, posait faussement décontracté, dans la cuisine de sa maison de vacances sur l’île de Ré. Hier c’était Françoise de Panafieu maquillée et souriante, qui traversait Paris en roller.
Demain, ce sera peut-être un autre élu, avec des yeux de chiens battus, en train d’amener son vieux compagnon à quatre pattes chez le vétérinaire (deux points de plus dans les sondages ?).
Comme dans la vraie vie des petites gens.
Mais là, le moindre détail avait été travaillé avec conseillers en communication et autres stratèges en marketing de l’image : la bonne couleur de cravate, pour la grande messe du 20 heures, c’était du divertissement. L’objectif était beaucoup plus ambitieux : ancrer d’une façon certaine et durable, dans l’esprit des gens un sentiment profond de sympathie pour une femme ou un homme, à travers une photo ou la répétition d’une petite phrase, soigneusement préparée.
Un vrai bourrage de crânes. Ce travail était effectué sans relâche dans des numéros parfois de haute voltige médiatique : on pouvait très bien, la main sur le cœur, affirmer un truc un jour et exactement son contraire le lendemain avec la même main sur la poitrine. Entre temps, la cible avait certainement changé.
S’il devenait un familier en entrant dans les maisons par la télévision, l’homo politicus restait un parfait inconnu que l’on croyait pourtant connaître : "il a une bonne tête", "Je l’aime bien", "Il a l’air sincère", "Lui, je ne peux pas le blairer".

Nos cerveaux étaient parfaitement conditionnés pour remplir cette mission de communication : celui de noter la petite phrase du politique dans sa tête, la commenter et donc la diffuser autour de soi.
On devisait ainsi en famille, au boulot, ou au comptoir du bistrot, sur la dernière connerie dite sur les escarpins de madame Royal, le bafouillage de Jospin, le lapsus de Villepin, le "nettoyage au kärcher"de Sarkozy, "le caniche de Bush".
Nous étions les spectateurs de la vie "people" des autres.
Parfois même, nous devenions des figurants en étant embringués dans des meetings où il convenait d’adopter une « fan attitude » envers les politiques, à grands coups de cris aussi faux qu’hystériques- ceux de supposés militants- quand le héros montait à la tribune.
Cela paraît-il, plaisait dans les chaumières de voir le héros franchir la foule, en serrant des paluches aux sons de la musique des films de Rocky… On l’aimait bien Rocky, ce petit gars de la banlieue de Philadelphie qui était devenu champion du monde de boxe par sa seule volonté de réussir. On pensait tout savoir de sa vie, puisqu’on avait été témoin de ses souffrances à l’entraînement. On avait suivi son ascension, dans sa foulée, vers le sommet de l’Olympe.
C’était pareil en politique, avec la même recette, les mêmes procédés cinématographiques. On connaissait le prénom de la femme du champion. C’était le plus important…

"Mais qui sont véritablement les femmes et les hommes politiques qui aspirent à de hautes responsabilités ?
J’écrivais pour être complet :
"Quel est votre parcours professionnel, de vie ? Quelles sont vos compétences ? Point fort, point faible ? Où habitez-vous ? Combien gagnez-vous ? Quel est votre patrimoine ? Pourquoi faîtes-vous de la politique ? Pourquoi cette ambition pour la Présidence ? "

"Mitterrand, il a fallu attendre sa mort pour apprendre qu’il avait une fille, qu’il était malade depuis longtemps"...
J’avais entendu ces remarques de bons sens, à maintes reprises.
Une femme ou un homme politique - à fortiori occupant une fonction importante-- avait donc une image publique, tout en ayant une vie privée. Soit. Même si ces faits, gestes, discours, déplacements, étaient ultras médiatisés, la "bête" politique gardait, en France, son jardin secret, ce qui n’était plus le cas en Angleterre, par exemple, où la moindre histoire d'adultère ou de coucherie d'un élu était synonyme de grave crise politique.
Exception française oblige, les histoires de cœur ou de cul des uns et des autres étaient "tolérées" par l'opinion publique... surtout quand elle n'en savait rien !
Pour autant, une communication dite "intimiste" où le politique se mettait en scène dans sa vie privée, pour montrer qu'il était en fait comme tout le monde, semblait de plus en plus prisée dans les magazines nationaux et autres ouvrages. Comme dans Rocky. L'image... derrière l'image primait, sans doute, car ça plaisait et pas seulement dans les salles d’attente des médecins.
Je notais cette question à poser à tous les candidats à la présidentielle :
"Quel rapport entretenez-vous avec les médias et les journalistes ? Peut-on être élu à travers uniquement une image ? "

Je croyais en certaines valeurs, non pas aux vieux restes de catéchisme qui m’avait été imposé le jeudi matin, mais en quelques principes de vie : respect de l’autre, ouverture, partage, tolérance.
"Quelles étaient ceux de nos politiques ? "

Avec amusement, je notais :
"Vous préférez …  Avoir du succès sans talent ou avoir du talent sans succès ? …Faire du fric en exploitant l’autre ou rester pauvre sans exploiter personne ? Vous préférez… Risquer de condamner un innocent ou risquer d’innocenter un coupable ? …Dire la vérité et être battu ou mentir et devenir Président ? "

Puis, je m’étais arrêté longtemps, le stylo à la main, sans rien écrire.
Je trouvais ces questions un peu idiotes et doutais du bien-fondé de les poser. Fallait-il forcément tout connaître d’un élu du peuple alors que ce même représentant ignorait, lui, tout de nos vies ?

Je décidais néanmoins de poursuivre ce questionnement comme on lance une bouteille à la mer :
"Pensez-vous être proche des préoccupations des Français, comprendre, entendre ce qu’ils souhaitent ? Connaissez-vous, partagez-vous leur quotidien ? Etes-vous vous certain de tenir vos promesses ? Si ce n’était pas le cas en cours de mandat, seriez-vous prêt à faire votre mea-culpa et/ou à partir ? Seriez-vous prêt à dévoiler l’ensemble de votre action (y compris les sujets les plus épineux, les occasions ratées) les yeux dans les yeux au fil de votre mandat ? Etes-vous prêt à reconnaître et à assumer vos erreurs passées ? "

J’étais toujours assis sur ma chaise, dans ma cuisine.
Je pensais, à ce moment précis à tous ceux qui ne se reconnaissaient pas dans les candidats qu’on leur proposait et qui le traduisait à travers le vote blanc.
Il est vrai que le taux d’abstention devenait important dans notre pays. Il marquait une désaffection des Français pour la politique ou plutôt pour ceux qui la faisaient.
L’abstention était ainsi chiffrée en pourcentage. C’était même le premier chiffre qui était donné le soir des résultats d’élection. Mais l’analyse de l’abstentionnisme s’arrêtait là.
Le vote blanc, quant à lui, n’était jamais pris en compte. Comme s’il n’existait pas.
Et pourtant j’avais gardé, derrière la cheminée, où l’on met les vieux journaux, pour allumer le feu l’hiver, un papier jauni que j’avais découpé. On pouvait y découvrir les résultats complets du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002.
Inscrits : 41 194 689 ; Votants : 29.495.733. Exprimés : 28.498471 ; Abstentions : 11.698.956, soit 28,40 % ; Bulletins blancs et nuls : 997.262.
Le vote blanc, en France, était considéré comme nul alors qu’il concernait près d’un million d’entre nous. Il était nul dans tous les sens du terme, d’ailleurs. Il n’avait aucune importance constitutionnelle même s’il avait un sens. Il indiquait que le Français, appelé aux urnes, n’avait pas trouvé de réponse auprès des candidats, une personnalité auprès de laquelle il pouvait s’identifier, qui correspondait ainsi à ses aspirations. C’était un acte citoyen, un message évident.
"La réelle prise en compte du vote blanc et des abstentionnistes avec une existence légale reconnue, permettrait-elle, de mieux (re) dessiner notre paysage politique ? "

À travers ces questions, je revenais à mon thème préféré, celui de la démocratie. Mais je ne me faisais pas d’illusion pour autant. Au royaume de la langue de bois, il pourrait même y avoir un candidat prêt à me suivre dans cette voie dans un élan de pure démagogie. Cela me rendait de plus en plus nerveux. J’allumais cigarette sur cigarette.

Une autre nuit, justement, sur France 3, c’était un peu avant l’été - sur le plateau de l’émission “Culture et dépendances” animée par Franz Olivier Giesbert étaient réunis quelques invités venus pérorer sur le thème "la langue de bois en politique est-elle une maladie française ? "
Il y avait Jean-François Coppé, Roselyne Bachelot, Jean-Marie Rouart, l’académicien et un journaliste, Laurent Joffrin.
De l’académicien au politicien, tous s’étaient accordés sur la nécessité de pratiquer cette langue de bois.
- En politique, on est souvent obligé de biaiser avec la réalité. Il y a des choses que l’on ne peut pas dire d’une certaine manière.
Celle-là, je l’avais noté car elle semblait sincère…
- Chacun de ceux qui nous écoutent, ment plusieurs fois par jour. Pourquoi voudriez-vous que les femmes et hommes politiques soient différents de ceux qui nous écoutent ?
Je l’avais noté aussi. On n’était plus dans la langue de bois, mais dans la langue de bûcheron où l’on élague les questions, comme on tranche des branches.
Il y avait même, si je me souvenais bien, pour Laurent Joffrin une certaine "noblesse" dans cette façon qu’ont les politiques à composer avec la réalité, en maniant des mots, afin de ne pas heurter le bon petit peuple qui aurait besoin d’entendre un certain discours car visiblement non capable d’en comprendre un autre, plus direct, plus franc.
Je n’avais peut-être pas tout compris de la subtilité du raisonnement. J’avais en tout cas longuement réfléchi à l’issue de cette discussion de salon. Et je m’étais endormi pour de bon avec ces phrases en tête.

Au cours de cette même émission littéraire, un écrivain Michel Richard avait présenté son livre "la République compassionnelle" (Grasset).
Pour lui, il ne faisait aucun doute : le discours politique actuel n’était "qu’un discours victimaire et lacrymal” dans lequel on insistait plus sur les peurs que sur l’enthousiasme.
Roselyne Bachelot, ancien ministre, lui avait alors livré sa vision des choses. À ses yeux, si la France allait mal c’était à cause de "ses mythes qui ne sont plus adaptés au monde moderne : le mythe que la France est une grande puissance (...) le mythe du citoyen universel (...) le mythe enfin de l’État hyper centralisé (..)"
La question évidente à poser était restée, cette nuit-là, dans mon cerveau endormi :
"Qui a construit ces mythes dans la tête des gens et pourquoi ? Qui joue sur les peurs (risque d’attentats, de maladies, d’épidémies, d’insécurité) et pourquoi ? "




2 h 33
J’étais vraiment bien dans cette cuisine seulement éclairée d’une ampoule réfléchissant un simple trait de lumière sur la table.
Je m’étais fait un café et j’avais encore fumé deux ou trois cigarettes. La fumée du tabac m’étourdissait un peu.
J’étais au chaud. Et au sec.
Il pleuvait dehors.
J’entendais d’ailleurs les gouttes tomber sur le toit. Un sentiment de sécurité m’habitait.
J’avais de la chance.
À quelques centaines de mètres de la maison, une famille vivait dans une caravane garée sur un parking municipal. Ils étaient trois, le père, la mère et un jeune collégien. Les parents travaillaient mais leurs revenus étaient tellement bas qu’ils n’avaient pas réussi à trouver un logement. Une solidarité s’était d’ailleurs mise en place l’hiver dernier. Le proviseur du collège s’était mobilisé pour dénicher quelques aides.
Le maire avait remué tous ses services, tout en faisant aveu d’impuissance :
On ne peut pas accueillir chez nous toute la misère du monde.
Il n’avait pas trouvé de logement en dur. Ils étaient donc là, pas très loin, dans leur caravane.

"Comment pouvait-on dans notre pays travailler et ne pas pouvoir se loger dans des conditions décentes ? Plus largement, comment pouvait-on accepter ce village de tentes implanté par l’association « Médecins du Monde » en plein Paris à destination des SDF ? "

Moi aussi je travaillais au sein d’une collectivité. Un petit salaire pour un petit temps partiel. Dans moins de six heures, je devais me retrouver à mon bureau, avec les collègues, prêts à me décortiquer le match de football Lyon-Real de Madrid que je n’avais pas vu. Et avec les mêmes certitudes, les mêmes commentaires assénés jours après jours, semaines après semaines, sur cette même vie de travail.
- J’aime mon boulot mais franchement je préfère être en RTT, profiter de la vie !
- T’es con ou quoi ? Moi je préfère être au boulot qu’à la maison et gagner bien ma vie. On nous a imposé les 35 heures. Tu crois pas qu’il faudrait permettre aux Français qui le souhaitent de travailler plus pour gagner plus ? Si t’as pas assez d’argent pour financer des loisirs, tu fais comment ? Je suis d’accord avec le MEDEF : il est temps de redonner dans notre pays toute sa valeur au travail. Comment veux-tu que l’on soit compétitif face aux autres pays ? On va fabriquer des générations de fainéants et se faire bouffer !
Franchement, je n’avais jamais aimé travailler.
J’avais toujours été clair avec cela : je travaillais pour vivre mais ne voulais surtout pas vivre pour travailler.
Ma vie professionnelle m’avait blindé sur cet aspect.
- J’ai décidé de réorganiser les services. C’est ma décision. Point final.
À cause de cette certitude patronale, je m’étais retrouvé un beau jour, avec vingt ans d’expérience dans ma branche, sous les ordres d’une jeune femme, non expérimentée. Leçon d’humilité. Au royaume du "Diviser pour mieux régner", les plus brillants et les moins malléables étaient souvent réduits à un rôle de valets.
Mettre au placard. Arriver à décourager des personnes de nature enthousiaste. Certains patrons ou décideurs, dans le privé, comme dans le public d’ailleurs, n’hésitaient jamais à utiliser ces pratiques, somme toute classiques, du monde du travail. " Pour mieux faire tourner la boite ", considéraient t’ils.
Et l’humain dans tout cela ?
Rien que de penser à cet épisode douloureux de ma vie - et à d’autres dégâts similaires observés sur des personnes que je connaissais, - j’avais le moral dans les chaussettes, que je n’avais d’ailleurs plus dans cette cuisine.
Dans la plaine, il n’y avait pas que des généraux face à la masse. De nombreux petits chefs sommeillaient également au cœur même de la foule, prêts à tout pour détenir une once de pouvoir sur les autres, sans esprit de partage et d’écoute.

Quand je pensais à tout cela, arrivait inéluctablement dans mon esprit le titre d’un livre : La "Politique du rebelle " de Michel Onfray. Traité de résistance et d’insoumission ".
Cet ouvrage, écrit en 1997, par le philosophe actuellement basé à Caen, avait changé ma façon d’appréhender la vie.
Extrait page 88 : " Que peut-on exiger des individus, en matière de devoirs, quand la société et le politique avec elle n’honorent plus rien de ce qui fait le pacte, notamment en matière de sûreté, de dignité et de satisfaction des besoins élémentaires ? Tyranniques les sociétés qui fiscalisent, demandent, exigent, obtiennent, légalisent, légifèrent, ponctionnent, retiennent, soustraient, imposent, taxent et sinon poursuivent, arrêtent, contraignent et emprisonnent, puis se disent incapables d’offrir le minimum au citoyen qu’elles auront dévalisé, dépouillé, dévêtu, dénudé. Notamment en matière d’emploi, de minimum vital, de décence et de dignité (…) "
Page 91, un autre extrait sur le monde du travail cette fois :
"Écorcher des poulets à longueur de journée, aléser la même pièce pendant des heures, coudre des pointes de tissus par milliers, mouler des fromages en quantités astronomiques, vider des poissons à longueur d’années, emboîter des pièces jusqu’à la retraite, peindre des carrosseries dans les vapeurs toxiques, passer huit heures dans des chambres froides aux températures polaires, dans des pièces humides ou surchauffées, exposées aux miasmes et aux puanteurs, découper des carcasses de bêtes à équarrir. Et dormir, et revenir : huit heures par jours, cinq jours sur sept, onze mois sur douze et plus de quarante ans dans une existence. Que reste-t-il pour vivre ? Entre misère et pauvreté, inquiétude et crainte d’être privé de sa situation misérable, ceux-là perdent leur vie à tâcher de gagner ce qui leur permettra de la remettre en jeu le lendemain, inexorablement ".

Quand je lisais ces extraits de Michel Onfray, et que je m’imprégnais de cette observation « du réel ", c’est-à-dire des quotidiens et ressentis de bien des français, je sentais une grande colère monter. Woody Allen avait bien fait de glisser dans sa comédie que la vie était trop courte.
J’interrogeais :
"Quel est le but du travail ? Quels sont nos buts dans la vie ? "

Dans un état d’esprit hédoniste et de partage, nous avions ouvert notre maison à tous nos amis. La consigne était simple : les volets de la salle à manger étaient ouverts : nous étions disponibles.
Ils étaient fermés : nous ne pouvions être dérangés. Résultat, les volets de la salle à manger n’étaient jamais fermés. C’était donc le défilé.

Alain et Sylvie, des amis artisans (ils travaillaient en couple, sans employé), bosseurs, attachés à une certaine qualité de vie, venaient d’investir dans un local commercial dans le centre-ville. Ils trimaient sept jours sur sept pour rembourser un loyer conséquent. Tout ceci, au détriment des vacances, d’une disponibilité moindre pour les enfants. Choix assumé. Et puis, un beau soir, les volets étaient ouverts, on les avait vus débarquer à la maison complètement désabusés. Les comptes annuels avaient parlé et c’était la " cata " :
-Tu ne peux pas imaginer toutes les charges qui nous tombent dessus. Si ça continue, on va créer notre siège social en Angleterre, en Irlande ou en Pologne. Il y a des hébergeurs là-bas et au moins tu revis sans les charges.

Nous n’avions pas su quoi leur répondre. Nous ne connaissions rien des charges des artisans et des petites entreprises. Mais nous savions que nos amis les estimaient trop lourdes et qu’elles cassaient leur esprit d’entreprise. J’avais été surpris par le discours de ces amis profondément enracinés ici, évoquant pour la première fois la perspective de s’installer dans un pays moins taxateur.
Je notais donc sur une feuille cette question :
"Que peut-on faire pour permettre à des artisans de mieux vivre de leur activité, d’autant plus que pour eux, les allocations chômage n’existent pas ? "


































































2 h 54

En regardant l’heure sur le magnétoscope du salon, j’avais eu un flash. C’était un an plus tôt. J’avais un numéro 54 en main. J’avais été invité à me présenter au bureau C.
Des jeunes, des plus anciens aussi, avaient tous les yeux rivés sur les panneaux lumineux du hall de cette agence de l’ANPE. Ils attendaient, comme moi, leur tour, sans parler.
Sur nos genoux, nous avions nos dossiers. Ceux qui résumaient nos vies, nos parcours professionnels, nos licenciements et notre recherche d’emploi. Nous attendions.
Dans quelques minutes, un conseiller allait nous recevoir pour nous dire :
Il n’y a pas beaucoup de débouchés dans notre filière
Les offres d’emplois sont rares en ce moment
Il faut garder l’espoir…
Avant de conclure par un rituel :
Vous serez convoqué à nouveau rendez-vous d’ici deux mois. Au revoir madame (ou monsieur). Bon courage.
J’avais complètement gardé en mémoire cette séquence de vie. Comment oublier cette scène, celle où l’on a le sentiment d’être dans une mauvaise passe mais pas un rebus de la société ?

Juste avant quatre heures du mat’, je reprenais mon stylo :
"Quelles sont les causes réelles du chômage ? L’ANPE répond-elle aux aspirations des employeurs et des candidats à l’emploi ? A-t-elle une vision concrète du monde du travail ? L’Etat a-t’il encore le pouvoir de générer des emplois ? Si oui, comment ? "
Je me remémorais ces journées entières, scotché devant l’écran de notre ordinateur. Avec ma femme, qui elle, s’était lancée dans la création de carnets de photos, nous avions jeté un œil sur les dernières annonces, cette fois en ligne, de l’ANPE. Dans nos branches, il n’y avait que des propositions au rabais (à peine au-dessus du SMIC alors que nous gagnions chacun près de 2.500 euros par mois auparavant), beaucoup d’offres de stages, beaucoup de mi-temps avec un maximum d’exigences : langues étrangères parlées, travail le week-end. Il nous était néanmoins arrivé de faire acte de candidature. Le pire c’était qu’on ne prenait même pas la peine de nous répondre…
Ma femme avait été certainement plus lucide que moi :
- Vu notre expérience, nous coûtons aujourd’hui trop cher à l’entreprise qui préfère prendre les gens inexpérimentés, les former et moins les payer, avait-elle conclu.
J’avais alors pensé qu’elle déprimait. Je me trompais. Elle n’a jamais retrouvé du travail au sein d’une entreprise, ce qui la motivait sans doute à partir le matin, libre comme l’air, avec son appareil photo en bandoulière pour faire des clichés. Elle avait choisi l’instantanéité d’un simple clic dans son rapport avec le temps. Elle photographiait ce quelle voulait, quand elle le voulait sans contrainte. Ces photos étaient vraiment très belles. Elles restaient rares puisqu’elles se vendaient peu.
Question : "Comment remettre sur les rails ce type de demandeurs d’emploi ? Un abattement fiscal pour les entreprises qui embauchent cette catégorie de chômeurs est-t-elle suffisante voire persuasive? "
J’en restais là.
En cette nuit d’insomnie, je n’avais pas envie de jouer à l’économiste que je n’avais jamais été. Tout ce qui touchait aux chiffres me semblait, de toute façon, une abstraction.
Je n’y comprenais vraiment pas grand-chose. Je tentais néanmoins de faire bonne figure, parfois, pendant les dîners. Mais c’était dur d’argumenter, notamment avec un de nos amis, Philippe, analyste financier, qui adorait multiplier ses commentaires sur la croissance, le Cac 40, le commerce B2B et autres bizarreries.
Nous naviguions alors entre la béatitude admirative, tentant d’émerger dans ce flot de mots incompréhensibles, et l’attitude totalement hermétique de celui ou celle qui est obligé de jeter l’éponge d’entrée de jeu. Ko debout.
Dans notre société axée et régie par l’économie, nous errions comme des étrangers, incultes. Nous errions comme des marins, embarqués sur les frêles esquifs de nos vies, ballottés sur l’océan du grand capital, infestés de pirates, par des vagues de chiffres en tout genre.
Et nous étions nombreux à ne plus savoir ou aller, à tenter de garder le bon cap dit de la réussite sociale, tout en ne sachant pas lire une boussole, c’est-à-dire ne rien piger en lisant sa fiche de paie ou devant sa feuille de déclaration d’impôt, et ne rien capter, non plus, dans les assurances vie, l’épargne retraite, les actions et autres Sicavs.

Pouvait-on remédier à cela, permettre le décryptage de quelques instruments de navigation ? J’inscrivais tout simplement :
"Une éducation financière de base, concrète et applicable dans la vie de tous les jours, peut-elle être envisagée et appliquée à l’ensemble des filières scolaires ? "

L’école et l’éducation étaient à mes yeux essentiels pour se construire, appréhender et pourquoi pas, faire évoluer notre monde. Même si je préférais, au fond de moi, que les enfants apprennent à vivre, plutôt qu’ils apprennent des choses.
L’école, c’était à mes yeux, la formation des esprits, un enjeu énorme. Je n’admettais pas que l’on puisse sournoisement transformer un petit être innocent en humain formaté à plier l’échine toute sa vie.
J’exagérais un peu, certes, mais je me posais bien des questions philosophiques sur le sujet, du type : "À quoi servait l’école ? Pour quel système de vie en société devait-on former les hommes de demain ? Le fait de bien travailler dans un système d’exploitation hiérarchisé, quel qu’il soit, était-il un objectif éducatif pertinent ? "

Si l’école était l’apprentissage de la laïcité, j’avais en tête des histoires vraies qui m’avaient contrariée : les enfants de copains, à Toulouse, avaient suivi une scolarité primaire et collège dans le public, leurs parents, y étant particulièrement attachés. Au lycée, ils avaient dû changé de cap en milieu d’année et s’orienter dans un établissement privé :
- Tu comprends, on ne pouvait pas laisser Léo et Daphné là-bas. Tous les soirs ils rentraient en racontant la dernière du jour : bagarres, vols. Comment voulais-tu qu’ils apprennent quelque chose dans un tel climat ? Pire même, on commençait à les montrer du doigt parce qu’ils voulaient bosser. Pendant les cours, les profs passaient leur temps à jouer les arbitres, à se battre pour intéresser les jeunes. On a longtemps hésité. Ça nous a coûté. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on a fait une entorse à nos principes. On l’a fait pour le mieux-être des enfants, avait confié notre copine.
Pouvait-on parler d’égalité des chances à l’école ? Pourquoi n’introduisait-t’on pas d’autres méthodes d’enseignements à ces établissements dits plus difficiles ? Pourquoi envoyait-t’on des jeunes profs dans ces établissements, ceux-là même qui requéraient expériences, psychologie et assurance ? Etait--ce le rôle des profs de prendre le relais des parents démissionnaires, d’éduquer les enfants ?”

Toujours sur la laïcité, j’avais été également interpellé par l’histoire du foulard dans les écoles qui avait défrayé la chronique, deux ans auparavant.
En février 2004, une loi du code de l’éducation avait été votée. Selon l’article L. 141-5-1, il était stipulé que "dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit".
Au nom des principes laïques impliquant l’absence de tout signe religieux dans les lieux publics (écoles, piscines, hôpitaux, administrations…), des dispositions précises avaient donc été prises, notamment à l’égard des femmes musulmanes portant le foulard.

Ces dispositions devaient-elles s’appliquer aux personnes portant une croix autour du cou ? Peuvent-elles s’appliquer au calendrier scolaire organisé encore aujourd’hui en fonction de la tradition chrétienne (congés autour des fêtes religieuses) ?

Je grattais tout, comme un écolier, en prenant soin de ne pas écrire comme un cochon. Encore un vieux reste d’enfance, sans doute, mais cette fois lié à ma scolarité.
L’alpiniste, celui qui voulait atteindre le sommet d’un 8.000, se retrouvait empêtré dans une avalanche de questions, face au mammouth.
Fallait-il accepter une école dépourvue de créativité, synonyme de programmes chargés, de textes appris par cœur resservis tels quels aux examens, où la règle était souvent de régurgiter plutôt que de commenter, de restituer plutôt que critiquer ?
Je souhaitais que l’école surprenne et apprenne à nos enfants à réfléchir, à les inciter à la curiosité, à l’action, à l’ouverture sur le monde.
J’étais ainsi devenu particulièrement vigilant sur tout ce qui pouvait, de façon insidieuse, préformater les esprits de nos enfants.

Je revoyais justement, juste à côté, sur le canapé où j’aimais me vautrer, un de mes enfants, en pyjama, les cheveux ébouriffés, les joues portant encore les traces de l’oreiller, décoller en douceur pour un autre monde, celui des Totally Spies, Jimmy Neutron, Dora l’exploratrice, Flanklin et autre Bob l’Éponge, bref les copains du petit écran du mercredi.
Seulement l’aventure, le rêve, l’imaginaire comptaient. Entre chaque dessin animé, mon gamin se voyait imposer une page de pub vantant les mérites de jouets, céréales et autres yaourts. Et cette intrusion télévisuelle ne s’arrêtait pas là pour nos cibles buvards, à nouveau sollicités… Au sein même de l’école ! Outre la bataille de marques qui se jouait extra-muros, en famille, chaque année à la rentrée pour les vêtements, cartables, trousses et autres crayons, la pub avait fait son entrée insidieuse dans les campagnes de brossage de dents, de nutrition, via des mallettes pédagogiques, des kits de prévention de sécurité routière sponsorisés par telle ou telle maison. Publicité qui inconsciemment se taillait une bonne place au soleil dans les cerveaux, même ceux des enseignants, comme dans celui de cette maîtresse de CP, demandant à ses élèves de retenir l’exemple de Super U pour apprendre la lettre u ! Ce que je n’avais pas manqué de relever en apportant ce commentaire humoristique sur le cahier d’exercices : "il y a aussi u comme pUblicité "…
L’école, avait-elle, comme la télévision, vocation à transformer nos enfants en "bons" consommateurs ?

L’école me semblait, avant tout, avoir pour mission de transmettre du savoir. Mais dans notre société, il fallait aussi se rendre à l’évidence qu’on pouvait devenir célèbre et milliardaire en grattant un simple bout de papier, en tapant dans un ballon, en chantant dans un micro ou en batifolant dans la piscine d’une émission de TV réalité.
J’inscrivais : "le savoir est-il un gage de réussite sociale ? "


La norme, dans notre pays, c’était d’avoir son bac. Puis, le nec plus ultra, d’entamer de longues études. Le bac était assimilé à la barrière d’un passage à niveau. Il fallait la passer pour, pensait-on, ne pas rester à quai.
Beaucoup de jeunes, avec un bac+ 2, 3 ou 4, arrivaient ainsi sur le marché de l’emploi, la tête remplie de théorie sans expérience. Ils se retrouvaient plus tard face à des employeurs qui recherchaient des candidats tout de suite opérationnels et rentables.
Il me paraissait alors essentiel de mentionner quelques interrogations : "L’école, les universités répondent-elles aux attentes des employeurs ? Sont-elles en phase avec la réalité du monde du travail ? Sont-elles en adéquation avec un futur parcours professionnel pas toujours linéaire ? "

L'autre soir dans une émission de télé réalité politique - du style des politiciens se retrouvent face à des représentants de la dite société civile ("un panel" représentatif de notre population") - une mère de famille avait eu ce cri du cœur :
- Ma fille aînée a un niveau d'étude assez élevé : un bac + 5. Elle a décroché, l'année dernière, son diplôme d'ingénieur. Elle a déposé son CV dans un grand nombre d'entreprises et de laboratoires de notre pays. Personne n'en a voulu. Alors elle a décidé de poser sa candidature à l'étranger. Elle travaille aujourd'hui en Angleterre.
Devant ce témoignage sincère et direct, sur le plateau, les représentants des partis politiques, de droite comme de gauche, s’étaient alors lancés, en guise de réponse, dans des discours généraux sur l'éducation nationale avec d'ailleurs un même fil conducteur : la nécessité de renouer le dialogue avec la jeunesse de notre pays.
J’avais immédiatement conclu qu’il allait être bien difficile de dialoguer avec des jeunes, partis travailler à l'étranger…
Je griffonnais sur ma feuille ceci : "Comment peut-on concrètement empêcher la fuite de nos cerveaux ? "

Je me souvenais qu’en 2004 de nombreux chercheurs de notre pays s’étaient rassemblés et avaient même manifesté en blouse blanche dans les rues, ce qui était assez rare. Pour eux, il y avait donc urgence : il fallait "sauver la recherche".
Même à l’étranger, un collectif de jeunes chercheurs français expatriés avait rédigé une "lettre au Président de la République" (publiée dans le Figaro le 28 février 2004) qui présentait bien le fond de la question.
En résumé, faute d'offrir un cadre attractif et dynamique à la recherche et à l'innovation et en l’absence d'engagements fermes et à long terme de l'État pour la recherche publique, la France voyait partir son meilleur atout, son potentiel humain. 400 000 européens travaillaient déjà aux États-Unis dans le secteur de la recherche et du développement. Et ces jeunes chercheurs, qui voulaient néanmoins caresser l’espoir de pouvoir un jour revenir travailler dans leur pays natal, se posaient des questions de bons sens :
- Pourquoi préparer un retour en France, alors que le nombre des recrutements de jeunes chercheurs est en forte diminution, les conditions de travail souvent déplorables et les salaires beaucoup plus faibles ? Pour se battre à longueur d'année afin d'obtenir des crédits, qui seront ensuite annulés sur décision gouvernementale ? Le plus raisonnable ne serait-il pas de se résigner à faire carrière à l'étranger, assurés d'y trouver un poste accompagné de moyens de travail décents, avec des perspectives de carrière à long terme et un salaire nous permettant d'envisager quelques vacances en France ?
Pour sauver la recherche, et donc la supposée compétitivité de la France dans le monde, il y avait du boulot. D’autant plus que ce départ de jeunes chercheurs à l’étranger - qui donnaient également souvent des cours dans les Facultés, parallèlement à leurs travaux de recherche pouvait poser un problème plus général de formation au sein de notre système éducatif tout entier.
Je m’interrogeais : "Comment sauver la recherche sans former de chercheurs ? "

Dans le même temps, je me souvenais de cette fin d’après-midi, à la sortie du collège, où j’avais entendu une mère de famille, complètement désemparée, parlant à son fils qui n’avait pas des notes mirobolantes :
- T’as bien entendu, si tu continues comme ça, c’est le CAP !! .
La menace m’avait semblé terrible. L’enfant avait baissé la tête. En guise d’auréole, il avait au-dessus de la tête une filière technique présentée comme une épée de Damoclès.
Je notais : "Pourquoi valorise-t’on des filières plutôt que d’autres ? Pourquoi les filières dites professionnelles sont-elles présentées comme une culture de seconde classe ? L’apprentissage est-il de nos jours un choix prometteur ou une punition ? "

À l’heure de l’Europe, notre système scolaire semblait ainsi recroquevillé sur lui-même. J’avais lu une étude particulièrement intéressante dans un magazine, sur ce qui se passait justement ailleurs.
Dans les pays scandinaves, aux Pays-Bas, 80 % des gens parlaient l’anglais contre 40 % en France. Tous les films passaient en Vo.
Les langues étrangères étaient intégrées dans la vie quotidienne.
Au Luxembourg, 50 % de l’emploi du temps d’un élève était consacrée aux langues contre 10 % en France. Fort de ce constat, j’avais demandé à Jean, un prof de collège, ce qu’il en pensait.
Il m’avait alors fait part de son point de vue :
- En primaire, mes élèves ont eu quelques vagues notions d’anglais. Ils ont appris les couleurs, les fruits, les termes de politesse. Ils n’avaient pas été familiariés avec ce que j’appelle la musique de la langue. En sixième, on pratique une langue très académique, très figée, très codée avec ses règles de grammaire qui deviennent très vite rébarbatives pour les jeunes. La langue n’a plus rien de vivant, c’est vrai. Peu de place, est accordée à l’expression orale, à la conversation, faute de temps. Bref, on pourrait mieux faire.
Je posais donc la question : "À l’heure de la construction européenne, peut-on imaginer une politique d’apprentissage des langues plus naturelle, mieux intégrée dans le paysage scolaire et extrascolaire ? "

Tout en mordant dans une délicieuse barre de chocolat aux noisettes, je pensais également à cette anecdote qui résumait bien une certaine culture de la bonne intention, hélas peu suivie des faits, dans le système scolaire qui était le nôtre. Une opération baptisée " la semaine du goût " avait lieu chaque année, en octobre dans les écoles avec pour but d’éveiller les sens, en expliquant l’importance pour la santé de s’alimenter correctement tout en distillant des conseils pour que les jeunes consomment mieux.
"Quelle valeur avait cet événement quand tout au long de l’année les menus du chef du restaurant scolaire regorgeaient de poissons panés, légumes en boîte et autres fromages reconstitués ? "

L’école, ne tournait décidément pas rond. On voulait, d’ailleurs, constamment la réformer. Mais personne ne parvenait à le faire.
En 1986, un mouvement étudiant et lycéen avait secoué la France. Les mécontents avaient dénoncé le projet de loi “ Devaquet”, qui prévoyait notamment de sélectionner les étudiants et de mettre en concurrence les universités.
En 2000, les réformes proposées par Claude Allègre, s’étaient traduites par une levée de boucliers. Idem pour François Fillon en 20O5.
Depuis vingt ans, chaque ministre de l’Éducation tentait une réforme de l’école. Réforme qui, après des manifs plus ou moins musclées, passait à la trappe à chaque fois.
On ne pouvait donc pas réformer le système éducatif en France.
Peut-être parce que le mot réforme rimait trop souvent avec seulement effectifs et équipements.
Il me semblait donc pertinent de poser cette question :
"Pourquoi le fond, les programmes, les méthodes d’apprentissage ne sont-ils que trop rarement abordés ? L’école d’aujourd’hui est-t’elle en phase avec notre société, le monde ? "

J’avais enfin en mémoire un bref article publié dans le quotidien “Ouest-France“. On pouvait y lire que la rentrée scolaire 2006 avait été plutôt innovante en Angleterre au sein du très sélect établissement privé "le Wellington collège"…. Des cours de bonheur, réservés à des élèves âgés de 14 à 16 ans, y étaient en effet administrés à raison d'une heure et demie par semaine !
Nos enfants doivent apprendre que si nos sociétés sont de plus en plus riches, elles ne sont pas de plus en plus heureuses. La célébrité, l'argent et la possession sont trop souvent les objectifs des adolescents et pourtant ce n'est pas là que réside le bonheur, avait déclaré le proviseur de ce collège.
On apprenait concrètement, pendant ses cours, à maîtriser ses émotions, à surveiller sa santé physique et mentale, à enrichir sa relation aux autres.
Je notais : "Cette initiative peut-elle être mise en place dans notre enseignement public ? "

J’imaginais alors, un cours de primaire, non pas donné dans une classe d’école, avec des tables et des chaises, mais à même le sol, au cœur d’une forêt. Les enfants, allongés sur la mousse, écoutaient la nature. Ils se reposaient après leur footing matinal. Chacun était alors invité, à parler à son voisin, à lui poser des questions sur sa vie, sur ce qu’il aimait. Au milieu de la nature, un échange s’installait. Chacun s’exprimait à voix basse. Et tous les élèves écoutaient les vécus, les expériences des autres. Ils parlaient de la vie et l’institutrice apportait son savoir pour approfondir tel ou tel thême évoqué. Il n’y avait pas de travail, d’exercices à faire à proprement parler avec une obligation de résultat. Il était essentiellement question d’ouverture, d’enrichissement personnel au fil de cette discussion informelle. Par chance, un des enfants, revenait d’un long voyage en Indonésie. Il répondait ainsi à toutes les questions que lui posaient ses camarades qui voyageaient, eux aussi, à travers son récit.

C’est en me dirigeant, derrière le salon cuisine, que ce flash s’arrêta.
Dans le bureau étaient empilés, sur deux étagères, des dizaines de romans, d’essais, des guides du Routard d’où remontaient des odeurs de nouilles sautées, de curry, de piment, d’où émergeaient des images de visages, de gens croisées lors de nos voyages.
Il y avait ainsi ce jeune architecte chinois avec qui j’avais partagé un wagon couchette dans le train qui reliait Pékin à Shanghai. On avait longuement "dialogué" en langage des signes ou par dessins, sur tout. Y compris sur nos anatomies ! Imberbe comme la majorité des asiatiques, il m’avait avoué sa fascination pour mes bras et mes jambes velues, un signe de grande virilité pour lui. Pour faire bonne figure, lui, qui n’avait pas un poil, m’avait sous-entendu, via un croquis représentant plusieurs sexes au garde à vous… Qu’il était un incroyable amant. Il avait alors gonflé le torse comme un coq, puis nous avions éclaté de rire.
Autre souvenir insolite, celui de cette longue file d’attente silencieuse de pékinois en bleu de travail, chaussée de godillots remplis de boue, place Tian An Men. Intrigué, je me revoyais dans cette queue que quelques chinois avaient quitté précipitamment pour aller acheter des bouquets de fleurs en plastique, sous les yeux de policiers en uniforme, portant gants blancs et lunettes noires. Au bout d’une demi-heure d’une marche silencieuse, encadré par des hommes armés, tout le monde s’était retrouvé face à un personnage de cire allongé dans un cercueil. C’était Mao en chair et en os, gardés par deux soldats immobiles, qu’il convenait de regarder, sans dire un mot, tout en continuant à marcher, à petits pas. Seuls, ceux qui avaient des fleurs en plastique étaient autorisés à faire une halte pour déposer leurs bouquets, alors consignés dans des bacs à roulettes pour être immédiatement revendus… À l’entrée du mausolée ! Tandis que du côté de la sortie, les membres du parti et moi étions dirigés au cœur d’un véritable souk d’État entièrement dédié à Mao, pour acheter une montre, un porte-clefs, un stylo, une lampe, un jeu de cartes, un briquet, une cannette de Coca à l’effigie de l’icône mondiale… De l’anti-capitalisme !
Ce souvenir étonnant me ramenait à nos escapades culturelles.

En été, nous aimions écumer les festivals de musique, de théâtre et des arts de la rue. Nous étions des "fondus" d’Aurillac.
On aimait la liberté de ton, l’anticonformisme, la créativité, l’innovation de ce festival. Chaque année, nous en revenions toujours bousculés ou sous le charme poétique d’un ou deux spectacles. Dans les airs, sur des fils tendus à quarante mètres de haut entre deux immeubles, arrivaient ainsi, un rituel effectué tous les 500 ans, des anges brésiliens venus sur terre pour faire la fête. C’était le Circo de Madrugada.
Sur la place de l’hôtel de ville d’Aurillac j’avais aussi en tête, la compagnie Cacahuète qui présentait dans « Market platz » une satire au vitriol des temples de la consommation (les grandes surfaces). Ce spectacle hallucinant s’était achevé par une scène cocasse, celle d’un homme, les fesses en l’air, juché devant une cuvette de wc à roulettes, en train d’implorer le ciel pour avoir du papier ! Ce tableau surréaliste s’était déroulé en pleine manif des intermittents qui implorait, eux le ministre de la culture de revoir sa copie, c’est-à-dire son projet de loi relatif à leurs statuts.

Je revoyais ces mêmes intermittents défiler, cette fois devant la Cour du palais des Papes, en Avignon, sous une chaleur écrasante. S’allonger à même le sol et rester immobiles comme des soldats qui avaient été frappés. Cette place était devenue un champ de bataille, un charnier.

Mais qui étaient-ils ces " trublions " ? L’un d’eux avait pris le temps de m’expliquer, de me donner sa version :
- Un intermittent, d’un point de vue administratif, c’est quelqu’un qui a, au cours d’une année, une succession de contrats à durée déterminée. Il travaille pour le compte d’un ou plusieurs employeurs, alternant ou non avec des périodes d’inactivité. Ces périodes d’inactivité ou d’activité (temps souvent consacré à l’écriture, à la création, à l’élaboration d’un spectacle) étaient auparavant prises en charge par les Assedics, à travers un revenu minimal. La réforme de ce régime dont le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) était l’un des principaux acteurs, avait supprimé de fait des aides à des artistes, d’où la crise.
Du train Pékin Shanghai à la cour du palais des Papes, pourquoi pensais-je, à cette heure de la nuit, à la condition des intermittents ?
J’inscrivais : "Peut-on ou non séparer l’art, la culture d’une logique productiviste ? L’art, la culture sont-ils devenus des marchandises, des produits comme les autres ? L’État doit-il toujours garantir aux artistes une liberté de création dégagée des contraintes du monde marchand ? "

En sortant du bureau, je traversais le salon, théâtre de nos mémorables soirées télévisées, où nous avions, toujours selon le même rituel - canapé, oreillers, cendrier-sombré corps et âme dans la cérémonie de remise des Molières :
- Théâtre public : sont nominés au Molière 2006 : " la mort de Danton " (Théâtre national de Bretagne) ; " "Platonov " (Théâtre national de la colline) "… Théâtre privé : " Moi aussi je suis Catherine Deneuve " " Sur un air de tango "… " Avait lancé un représentant de la profession depuis l’estrade.
Dans le même temps, loin des grandes scènes parisiennes, était programmé, dans le petit village voisin, le grand show d’Annie Cordy.
En Avignon, on avait opté, dans le in, pour " After before ", la pièce polémique de Pascal Rambert-une installation vidéo avec collection de témoignages repris en version théâtralisée dans un gymnase, ou, l’année suivante, pour le travail de Joël Pommerat,»  Les marchands”, un récit contemporain sur les rapports sociaux.
On mesurait bien les multiples visages qu’avait la culture en France. Celle de la création, celle de l’animation, celle qui rassemblait, celle qui divisait :
- Son objectif était de faire de la culture un authentique service public, c’est-à-dire contribuer à offrir au plus grand nombre l’accès à tous types d’œuvres anciennes ou contemporaines via la création en France des maisons de la culture, des centres dramatiques et chorégraphiques nationaux, en instaurant un prix unique du livre, en aidant aussi à la création cinématographique par le mécanisme d’avance sur recette. Aujourd’hui, l’État délègue. Il demande aux élus locaux, départementaux ou régionaux de financer et gérer eux-mêmes la culture chez eux. C’est ce qu’on appelle la décentralisation. Le problème est que ces élus ont d’autres exigences, d’autres impératifs : satisfaire le goût de son électorat, rentabiliser les choix effectués. Il doit aussi organiser des manifestations récréatives, festives pour promouvoir le tourisme local. Ah c’est sûr, on est loin de la mission de service public de Malraux, avait-il conclu en haussant les épaules.

En forçant volontairement le trait et en suivant le raisonnement de mon copain, j’imaginais que finalement on pouvait être amené à privilégier la rentable et populaire " Star académy " sur la grande place du village, le 15 août, plutôt que la projection intimiste et déficitaire d’un film en VO de Visconti, un soir d’hiver, dans la future cinémathèque à construire.
Je posais cette question : "la culture est-elle une mission publique au service de l’art et de la création ou est-elle un outil décoratif, de pur divertissement ? Quel doit-être le rôle de l’État en la matière ? "

Au-delà des déclarations et des bonnes intentions des uns et des autres, il y avait la réalité. Celle de la vie locale, par exemple. Au cours du conseil municipal de notre petite commune, auquel j’assistais parfois, j’avais entendu cette phrase prononcée solennellement par le premier magistrat :
- Quand nous programmons un spectacle au sein de notre centre culturel, aussi sympathique soit-il, il faut voir combien cela rapporte. Là, nous avons plongé de 2.000 euros, ce qui est inacceptable. Il ne faut pas perdre de l’argent comme ça et faire n’importe quoi !
Le discours (de bon gestionnaire) avait été approuvé par l’ensemble des conseillers. Puis, les élus avaient continué l’ordre du jour de la réunion et avaient voté, sans sourciller, la réfection, à hauteur de 40.000 euros d’un trottoir, demandée par des riverains.
On était, avec ce morceau de trottoir refait, dans la culture du concret et du palpable. Le responsable du centre culturel, dont la programmation ne rapportait rien, n’avait qu’à décider de faire dans le même palpable en demandant, par exemple, que tous les sièges de sa salle soient changés ! C’est ce qu’il fit et obtint, quelques mois plus tard… À l’unanimité des conseillers. Des sièges qui n’allaient pas s’user très vite au rythme effréné des spectacles annoncés…

Question : "La culture, et plus spécialement la programmation et la diffusion d’œuvres culturelles, est-elle synonyme de gaspillage d’argent public ? "






























3 h 25

Les feuilles sur la table commençaient à être de plus en plus noircies.
Je pensais alors au métier de romancier, à ces personnes qui écrivaient, souvent la nuit, ou au petit matin, pour fuir la réalité ou mieux appréhender le réel. Par la magie de l’écriture, elles partaient dans des contrées lointaines, dans des mondes imaginaires où le matériel n’existait pas.
Si tu n’as plus de boulot, tu vas les faire bouffer comment tes gosses ? Alors tu fermes ta gueule, tu bosses et tu prends ton chèque...
Celui qui m’avait parlé ainsi était un ouvrier modèle. Plus de 40 ans à asticoter sa machine pour qu’elle ne tombe pas en panne et jamais le moindre mot plus haut que l’autre. Il avait râlé souvent, pourtant, mais jamais vraiment gueulé. Et pourtant il en avait avalé des couleuvres, en avait vu de toutes les couleurs dans sa boîte : salariés pressés comme des citrons, instauration de relations dominants dominés entre patrons et salariés mais aussi entre salariés, dont certains, se sentant brimés, ne s’impliquaient plus du tout dans la vie de l’entreprise.
Il avait tout connu et avait décidé de fermer sa gueule pour toucher son chèque.
Je l’aimais bien ce gars. Il était franc, honnête, entier. "Tu fermes ta gueule et tu prends ton chèque". Sa phrase qui résonnait en écho dans ma cuisine était le résumé de toute sa vie.
Je prenais ma plume pour écrire des généralités : "L’emploi (denrée de plus en plus difficile à trouver sur le marché), est-il devenu un instrument de pression ? Comment peut-on instaurer de nouvelles relations entre employeurs et employés afin que tous soient plus heureux et épanouis au sein de l’entreprise ? "

L’emploi, justement, on en parlait sans arrêt. Il était, entendait-on, au centre de toutes le préoccupations gouvernementales depuis des lustres. On essayait, paraît-il, de le favoriser, de le maintenir de toutes les façons, à coup de subventions et d’avantages fiscaux en faveur des multinationales visant ainsi à favoriser l’implantation de nouvelles usines génératrices d’emplois, dans des bassins touchés par la crise.
Les grosses boîtes s’installaient, réalisaient des bénéfices puis… Délocalisaient leurs activités sans crier gare, dans des pays où la main-d’œuvre coûtait moins cher, pays de l’Est ou asiatiques par exemple, laissant derrière elles quantité de salariés sur le carreau.
L’État ne recevait, bien sûr, aucun dédommagement pour les aides fournis et n’avait aucun moyen légal pour empêcher ces départs précipités.
D’où cette interrogation : "L’État doit-il exiger des garanties auprès de ces entreprises en échange des cadeaux financiers qui leur ont été faits ? "

Quand on évoquait l’emploi et le travail, j’avais le sentiment que notre État, le plus gros employeur de notre pays avec plus de six millions de fonctionnaires (soit plus de 27 % de la population active d’après un rapport présenté aux membres du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État le 12 juillet 2002)  ne pouvait être, de toute façon, qu’embarrassé pour trouver des solutions.
L’état était en déficit, et le nombre de fonctionnaires augmentait.
La concurrence faisait rage dans des pans entiers de notre économie dite primaire et les aides d’État pleuvaient pour soutenir agriculteurs et pêcheurs.

Au nom de la solidarité, l’employé qui touchait juste un peu plus du SMIC pouvait ainsi aider le puissant exploitant agricole en Beauce ou le patron pécheur qui venait de changer de bateaux, en même temps que son 4 x4.
Question : "Peut-on sérieusement au niveau de l’État prôner le libéralisme économique, le libre-échange, le monde de la libre concurrence, et la loi du marché tout en soutenant avec de l’argent public des pans entiers de notre économie ? "

Dans notre pays, loin de toute subvention, le travail précaire était en plein essor. 1/3 des nouvelles embauches dans les entreprises de plus de cinquante salariés se faisait en contrats à durée déterminée. 1/3 était des contrats à temps partiel, comme celui de Jackie, cette serveuse qui travaillait à la carte, deux heures et demie par jour dans un restaurant que je fréquentais de temps en temps, et qui touchait 330 euros par mois .
J’avais par ailleurs lu qu’en 1999, la France comptait 450.000 intérimaires contre 171.000 en 1993.
Je posais donc cette simple question : "Le Contrat à durée indéterminée est-il fini ? "

À l’époque du clash sur le Contrat premier embauche, on nous avait rebattu les oreilles sur les vertus de tous ces contrats précaires régulièrement proposés aux jeunes. Une entrée dans la vie active qu’ils n’avaient sans doute pas rêvée, pas franchement motivante pour ces frais élèves tout juste sortis de l’école. Souvent diplômés, entre 500.000 et un million d’entre eux, occupaient d’ailleurs de vrais postes dans le cadre de stages à répétition, rémunérés moins de 300 euros par mois.
Si ma mémoire était bonne, chacun s’accordait pourtant sur la nécessité de plus de flexibilité dans notre monde du travail, mais à la condition que cette flexibilité soit assortie de plus de sécurité.
Au Danemark, la flexibilité avait été instaurée. En contrepartie, le salarié avait des garanties sérieuses : une assurance-chômage généreuse, une aide sociale qui lui permettait de vivre dignement et de rechercher un emploi tout en ayant la possibilité de se nourrir ou de loger sa famille.
Alors pourquoi n’appliquait-t’on pas ce système en France qui semblait faire ses preuves ailleurs ?



À trois heures et demie du mat’, il ne fallait pas trop m’en demander non plus. Mon cerveau tournait à plein régime et tout s’articulait parfaitement bien.
Le crapaud s’était transformé en Zorro, le prince de la nuit, qui avait son stylo pour épée. "Zorro. Zorro".

Je m’étais mis à chanter tout seul, tout en mimant, debout, des pas d’escrimeurs, les mêmes que ceux du justicier à la moustache taillée et au masque noir.
En plein délire, persuadé d’être dans la peau du défendeur de la veuve et de l’orphelin, j’essayais de penser à tous les exclus de notre système : des chômeurs, des handicapés, des personnes âgées, des femmes, des homosexuels, des personnes d’origine étrangère qui faisaient souvent et hélas l’objet de discrimination à l’embauche.
Il apparaissait également une nouvelle catégorie émergente dans ces exclus : celle des plus de 40 ans, qui n’étaient pas épargnés non plus par cette discrimination. Des entreprises n’hésitaient pas, en effet, à émettre dans les annonces, un critère d’âge moins de 40 ans, moins de 50 ans ce qui était parfaitement illégal. Dans le même temps, l’âge du départ à la retraite (et le nombre des annuités pour y prétendre) avait été repoussé ...
"Pourquoi l’expérience n’était-elle plus un critère de choix dans le recrutement ? Quelle solution a un chômeur de 50 ans pour espérer un jour bénéficier d’une retraite décente ? "










3 h 45

Il y avait certes le loto et l’Euromillions, les mercredis, vendredis et samedi soirs. Des millions de personnes remplissaient des grilles dans l’espoir de sortir de leur quotidien, rêvant de vivre nu sur une plage de Bora Bora.
Comme dans Astérix, encore, le peuple aimait le pain et les jeux qui rapportaient gros : grille-pain, aspirateur de table, lampe halogène et autre service à fondue. Toujours ça de gagné dans la course effrénée à la consommation. Course qui devait absolument se solder par une bonne affaire.
Pour attirer leurs proies, les professionnels du marketing n’avaient plus qu’à brandir, faire clignoter, afficher sur les vitrines de magasins les termes rabais, ristourne, promotion, discount, hard discount (encore plus fort) pour voir débarquer aux aurores des hordes de clients aux visages livides, sans fard, la bave aux lèvres, se ruant sous le rideau de fer à peine levé, finissant pour certains, affalés sur le carrelage parmi les boîtes à chaussures ou autres cartons d’emballage de magnétoscope.

Derrière cette image, se cachait sans doute une autre réalité. Celle du porte-monnaie en cure d’amaigrissement depuis le passage à l’euro. C’est vrai qu’aujourd’hui, je déboursais 0,78 euros (soit 5,01 francs) pour l’achat d’une baguette contre 3,90 F en 1999. Et le tarif du p’tit noir à 1,50 euros (presque 10F) m’avait souvent refroidi. De nature plutôt panier percé, j’étais devenu plus regardant, vigilant. J’étais même habité par sentiment nouveau : la méfiance.
J’étais de plus en plus sur la défensive, animé par un vague sentiment d’arnaque à chaque fois que je me lançais dans un achat.
La multiplication des coûts cachés, les successions de mauvaises surprises (ce que j’appelais les +, +) que m’avaient réservées successivement l’acquisition d’un téléphone portable, la mise en place d’internet ou mon appel à l’aide auprès d’un service en ligne pour remettre en marche mon ordinateur y étaient sans doute pour quelque chose.
Je ne comprenais pas, par exemple, pourquoi le prix de mes consommations téléphoniques baissait et dans un même temps, que ma facture globale était plus lourde.
Je ne captais plus cette logique dite de la nouvelle économie. Le doute s’était installé dans ma relation avec les vendeurs, démarcheurs et autres commerçants. Chat échaudé…Je notais sur une feuille : "Les prix actuels sont-ils raisonnables par rapport au pouvoir d’achat des familles ? Pourquoi l’État ne fait-il pas pression sur les fabricants, distributeurs et autres opérateurs pour tenter de faire baisser des prix ? L’État a-t’il encore son mot à dire vis-à-vis du pouvoir économique ? "
À propos de feuilles, il y en avait une que je recevais tous les ans. Une feuille dont la couleur variait chaque année. Pour ne pas lasser sans doute. Avec les Impôts sur le revenu, la taxe d’habitation, les impôts sur le foncier, la taxe professionnelle, TVA, les taxes sur les carburants, les cigarettes, la fiscalité de l’immobilier, droits de succession et donation, les Français payaient leur contribution dans la diversité en travaillant, au final, pas mal pour l’État.
Par ailleurs, la dette de ce même État atteignait des sommets : 1. 100 milliards d’euros. Selon l’INSEE, pour la rembourser, chaque personne active devait payer 39.336 euros. Une somme rondelette qui méritait quelque explication.
On nous demandait de la transparence sur nos ressources personnelles. Nous pouvions donc espérer la réciproque des services fiscaux. Je voulais donc savoir à quoi servaient nos impôts.
Sur mes feuilles d’écriture, je traçais pour la première fois un petit tableau et alignais ces questions, à côté d’un dessin représentant un pigeon en train de se faire étrangler avec une ceinture, par deux molosses portant un tee-shirt marqué "services secrets" :
"Comment cet argent est-il utilisé ? Combien rapporte l’impôt sur la grande fortune (ISF) ? Comment imposer à l’heure de l’Europe les comptes ouverts en Suisse, Monaco, Luxembourg etc. ? Comment la dette française s’est-elle constituée ? Avec cette dette sur les bras (à laquelle il faut y ajouter les intérêts), la France a-t’elle les moyens de se projeter, de se construire un avenir ? Peut-on imaginaient que l’État adresse à chaque contribuable, un bilan chiffré et précis tous les ans de ses dépenses ? Et au final, une question me taraudait : l’état était-il bon gestionnaire ? "

Je ne dormais pas, mais je rêvais de façon éveillée.

Je rêvais d’un paysage coloré, avec un petit bois, sans généraux avec des plumes rouges sur leurs casques dorés, mais avec des hommes et des femmes, décontractés, souriants, heureux, qui s’écoutaient, qui s’entendaient, qui partageaient des notions de respect, d’égalité, de justice.
Ça se passait sans doute sur « Super utopie », la planète chérie par tous ceux qui croyaient comme moi à la possibilité d’un projet d’organisation politique idéale, tenant, en plus, compte des réalités. (Sur « Utopie », on ne tenait pas compte de la moindre réalité puisqu’on était justement dans l’imaginaire utopique).
Prendre en compte la réalité, c’était d’abord la regarder en face. Dans le détail avec une loupe, pour grossir les choses sans les déformer.

À chaque changement de gouvernement, les nouveaux ministres, les fameux spécialistes de tout, s’installaient dans des logements de fonction qu’ils pouvaient décorer, modifier à leur guise, sans limite de dépense imposée.
Frais de bouche, appartements de fonction de deux cents mètres carrés, véhicule avec chauffeur, personnel mobilisé au service des ministres et de sa famille défrayaient ponctuellement la chronique. Sans parler de ce que l’on ne savait pas.
L’état, à travers ses représentants, manquait visiblement de modestie dans ses dépenses et ce quotidien-là d’extraterrestre ne pouvait être compris par nous, contribuables, qui le financions.
J’imaginais alors volontiers la distribution de quelques calottes à ceux qui oseraient demander aux plus démunis de se serrer la ceinture au nom de la collectivité tout en faisant installer, avec l’argent des contribuables, leur sauna jacuzzi dans l’une des nombreuses salles de bain de leur logement de fonction.
Mais pour faire avancer une réflexion plus pacifique sur ce sujet, il convenait sans doute mieux de continuer à poser des questions :
"Peut-on vivre en dehors de tout problème d’intendance, de contingence matérielle et comprendre en même temps le quotidien des Français ? A l’heure où l’on parle de restriction budgétaire, l’État doit-il ou non montrer l’exemple ? "





















4 h 24

J’enfonçais encore des portes ouvertes. Nous étions en France. Et je savais que l’utilisation de l’argent public relevait du secret, voire du sacré.
En Suède, à la même époque, les ministres louaient leur propre appartement. Ils déjeunaient dans un self commun. Ils payaient leurs repas. Tous leurs achats dans le cadre de leur représentation étaient épluchés chaque mois par la presse. Le citoyen avait un droit de regard sur tous les comptes des élus.
Question : "Ce droit de regard suédois peut-il être appliqué en France ? Sinon, pourquoi ? Dans un souci de transparence, les femmes et hommes politiques sont-ils prêts à dévoiler au grand public tous leurs revenus ? "

Je me doutais un peu de la réponse. Dans la sphère du pouvoir, on appréciait guère de dévoiler le quotidien de nos élites et d’exposer dans le détail les dépenses nécessaires pour assouvir ce grand train de vie payé avec de l’argent public.
Nous devions rester loin de ces affaires.
Je me souvenais de ce 14 juillet, passé à Paris, et nous marchions, en famille, près de l'Arc de Triomphe. Tout le secteur avait été bouclé. Dans une petite rue donnant sur la place de l'Etoile, dans un ballet de limousines noires étaient débarquées des dizaines de personnalités (beaucoup de diplomates). Il y avait des policiers, en tenue et en civil, et des militaires partout.
Le peuple, c’est-à-dire nous, ne pouvait pas passer. Il fallait rester loin. L'interdiction était absolue, définitive.
- Et vous là-bas ? Vous allez-où, vous ? Vous avez un badge ou une invitation ? Non. Alors vous faîtes demi-tour s'il vous plaît !
Pour nos enfants, la déception avait été vive. On leur avait bêtement dit qu'ils pourraient peut-être voir le Président de la République qui était là, en chair et en os, juste à côté, à quelques mètres, derrière les cordons de sécurité. Ce fut, dans les faits, à la fois une erreur et un fiasco.
Le secteur était resté bouclé, même pour notre progéniture.

Lors de ce même traditionnel défilé militaire le Président de la République avait invité de nombreux chefs d'Etat et membres des corps diplomatiques. Pour le confort du Président et de ses invités une quarantaine de fauteuils - stockés au sein du mobilier national - avaient été spécialement fabriqués, en bois précieux et cuir doublé pour cette seule manifestation, pour un montant de 2.500 euros l'unité. On avait même acheté un tapis de couleur bleue, toujours pour cette même tribune présidentielle et uniquement pour ce jour J, coûtant la bagatelle de 100.000 euros. — au frais des contribuables.
Comme nos amis suédois le feraient sûrement, il convenait d’interroger notre futur président sur cette dépense ô combien utile : "Comptez vous acheter de nouvelles chaises lors du prochain 14 juillet ? Nos enfants pourront-ils, un jour, s'asseoir dessus ? "

















4 h 48

Le problème avec les dépenses et avec les chiffres, c’est qu’on pouvait les comparer. Le peuple ne se privait d’ailleurs plus de le faire. Cela devenait même un jeu sadique : Il fallait plusieurs siècles de travail à cet ouvrier pour gagner la même somme raflée, sans le moindre effort et en quelques secondes, en stock options par un grand patron.

On le disait. Et puis on haussait les épaules. La vie continuait.
À propos de chiffres- dont j’étais toujours aussi allergique – j’avais le souvenir d’un professeur de droit international, dans un amphi de fac, dans les années 80, qui avait balancé à froid :
- Le marché des aliments pour chiens et chats aux Etats-Unis est l’équivalent, en milliards de dollars, au PIB (produit intérieur brut) d’un pays du tiers-monde !
Les étudiants avaient souri, un peu gênés. Certains avaient même poussé un " oh " d’indignation. Puis le cours avait repris.
Le soir, à la télé familiale, était passée une pub vantant les mérites de croquettes pour félins…
Près de trente ans plus tard, la famine continuait de faire des ravages dans de nombreux pays du monde. La production d’aliments pour chiens et chats n’avait pas baissé. Et les pubs pour les mêmes croquettes pour chats passaient toujours à la télé…
 
J’écrivais cette fois en soulignant la phrase : "A quand et comment donner priorité à l’Humain ? "

J’avais alors le souvenir d’une scène de la vie de tous les jours, somme toute classique, vécue lors d’un voyage à Cuba.
Un soir, accoudées au bar de notre hôtel d’État, à la Havane, des jeunes et très jolies cubaines proposaient, au son de "Guantanamera", leurs corps aux touristes en échange d’ un… Coca-cola ! J’avais alors vu un des touristes bedonnant, short, chemise ouverte et canotier sur la tête, offrir une tournée générale puis disparaître dans une chambre avec quelques jeunes femmes. Le lendemain matin, il avait réapparu au petit-déjeuner du même hôtel avec deux de ces demoiselles, qui s’étaient littéralement jetées sur le buffet à volonté.
Au XXIe siècle, on pouvait offrir son corps, toute une nuit, à un inconnu pour une boisson et un petit-déjeuner. Et, le pire, c’est qu’il n’y avait strictement rien à redire au niveau légal sur ce qui ressemblait à de l’esclavage moderne, puisqu’il s’agissait d’une relation, entre soi-disant, "adultes parfaitement consentants".

Je m’interrogeais sur ce point précis, en pensant à ces deux Cubaines et à leurs regards perdus pendant qu’elles dévoraient ce buffet mais aussi à toutes ces jeunes prostitués venues de l’Est, d’Afrique, qui arpentaient les trottoirs de nos villes :
"Faut-il prendre en compte la pauvreté et le dénuement des uns, la richesse et l’opulence des autres, pour analyser avec justesse les conditions mêmes de ce libre consentement ? Comment combattre efficacement la prostitution, le tourisme sexuel, dont sont acteurs des milliers d’occidentaux de tous horizons sociaux et culturels qui veulent assouvir, à moindre coût, leurs fantasmes en échange d’une bouteille de coca ? "

Je vivais décidément dans un monde où l’humain n’était plus au cœur, au centre de tout.
Dans notre pays, chacun vivait comme il pouvait dans son quotidien. Nous étions dans l’ère du chacun pour soi. On prenait sa voiture – que l’on mettait des mois à payer à crédit – pour aller faire ses courses, les jours où l’on ne travaillait pas, souvent le samedi après-midi, dans une grande surface. On mettait ainsi de l’essence dans son auto. Je me souvenais d’un de ses pleins.
C’était l’été dernier au Pas de la case en Principauté d’Andorre. Une file de voitures attendait devant une rangée de pompes. La station faisait le plein. Les automobiles aussi. Le prix du litre du gazole était affiché à 0,89 euros. Quelques bornes plus loin en France, le même coûtait 1,22 euros sur l’autoroute ! La différence m’avait paru conséquente. J’avais donc fait des recherches sur internet sur ce thème.
Et j’avais appris qu’en 2003, la France avait consommé 92,8 millions de tonnes de pétrole. Cela représentait 33,8 % de l'énergie primaire consommée en France. Le secteur des transports recouvrait à lui seul plus de la moitié de la demande de pétrole. La quasi-totalité (90,4 %) du pétrole brut consommé en France était importée de Mer du Nord (30,6 %), du Moyen-Orient (24,2 %) et d'Afrique (21,7 %). La production nationale de pétrole (1,4 millions de tonnes) était concentrée dans les bassins parisiens (54 %) et aquitain (45 %). Il existait 13 raffineries en France dont la production permettait de couvrir 91 % des besoins en produits pétroliers en 2003. L’industrie pétrolière employait (hors pétrochimie) quelque 123.000 personnes auxquelles s’ajoutaient tous les emplois indirects induits par l’activité, maintenance, transports, négoce…
Beaucoup d’experts avaient tiré la sonnette d’alarme, pointant du doigt l’équilibre fragile existant entre la production du brut et la consommation. D’un côté, les réserves baissaient et certains pays producteurs comportaient des risques (Irak, Vénézuéla, Nigeria). De l’autre, la demande semblait forte avec les pays émergeants comme la Chine. La facture pétrolière en France avait été de 22,8 milliards d’euros en 2003 et 28,3 milliards d’euros en 2004. Le prix à la pompe ne cessait donc de grimper (sauf en Andorre !) L’État français de son côté encaissait une taxe non négligeable. La TIPP (taxe intérieure de consommation sur les produits pétroliers) avait contribué à hauteur de 25 milliards d’euros au budget général de l’État en 2004, soit sa quatrième ressource après la TVA (121 milliards d'euros), l'impôt sur le revenu (53,9 milliards d'euros) et l'impôt sur les sociétés (38,9 milliards d'euros). Quant à la part des taxes dans le prix de vente d’un litre de carburant, elles représentaient en 2004, environ 72 % du super sans plomb 95 et 63 % du gazole.
Grâce à internet, j’étais devenu un mini-expert en énergie. De quoi briller devant mon pompiste.
J’écrivais cette question : "Pourquoi entretient-on toujours cette dépendance totale au pétrole ? Pourquoi taxer autant un produit de consommation aussi courante tout en encourageant une plus grande mobilité professionnelle? "

En pensant énergie, je ne m’éloignais pas forcément de l’humain. Encore fallait-il faire le lien avec énergie et notre environnement.
En France comme en Allemagne, des automobilistes roulaient déjà à l’huile végétale, diexer ou bio-ethanol non polluants. Une des voitures officielles de la Présidence de la République utilisait d’ailleurs l’un de ces carburants révolutionnaires qui étaient, paraît-il, promis à un bel avenir. Mais concrètement personne n’y avait pour l’instant accès.
"Les pouvoirs publics s’intéressent-ils véritablement à ces nouvelles énergies ? Quelles peuvent être les applications concrètes prévues ou à prévoir pour que ce type de nouvelle énergie se développe ? "

Je notais cela avant d’aller aux toilettes.
Sans tirer la chasse d’eau pour ne pas réveiller toute la maison.
On n’en parlait jamais de l’eau et pourtant, selon de nombreuses "sources" scientifiques, "1,2 milliard d'êtres humains en étaient actuellement privés et 2,5 milliards n'avaient pas accès à des structures d'assainissement. Par an, 8 millions de personnes mouraient également pour avoir consommé de l'eau contaminée".
Certes, depuis 1996, il existait un Conseil mondial de l'eau qui avait pour mission de "réfléchir aux problèmes, justement, de l'eau dans le monde et penser une politique de gestion des ressources en eau".
Les premiers travaux de cet organisme avaient fait apparaître que la production de l'eau potable ne posait pas de problèmes techniques insurmontables. Il était par exemple préconisé d'utiliser des stations d'épuration ou de dessaler de l'eau de mer, même si cette dernière solution semblait très coûteuse en énergie. La limitation des gaspillages en eau avait été aussi avancée comme une des solutions à cette problématique planétaire. Quelques gouttes d’eau dans l’océan.
J’interrogeais donc : "Quelle est la politique à mettre en place à partir de cette problématique vitale pour l'avenir de notre planète ? "

En regardant le globe terrestre lumineux de notre planète, dans la chambre des enfants, j’avais été impressionné par la couleur bleue, celle des mers et océans, qui primait sur les autres.
Notre planète était bleue, mais elle souffrait de sécheresse. Des régions entières étaient dévastées par des ouragans et des graves inondations mais des territoires immenses restaient désespérément privés de la moindre goutte de pluie. Les changements climatiques étaient devenus tels…
"Attention alerte à la couche d’ozone, vitesse réduite à 100 km/h".
Je l’avais bien vu ce panneau lumineux sur l’autoroute du Soleil en juillet dernier. Le fameux trou dans la couche d’ozone, ce n’était plus du chiqué mais une réalité ! Le réchauffement climatique… La fonte des glaces au pôle Nord… La montée annoncée du niveau des océans sur notre planète : les scientifiques avaient donné l’alerte depuis quelques années déjà sur les changements importants à venir sur notre climat et ses conséquences qui pouvaient être dramatiques dans certains coins du globe. Déjà, des îles du Pacifique avaient les pieds dans l’eau.
En France, de nombreux sites, largement au-dessous du niveau de la mer, ne devaient leur existence (ne pas être envahis par les eaux) qu’à la réalisation d’importants travaux dits de " sécurité des populations face à la mer ", c’est-à-dire de construction de digues et d’enrochements. C’était le cas, par exemple, de l’île de Noirmoutier dont les deux tiers de sa superficie était sous le niveau de l’océan.
"Que peut-on faire pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique au niveau mondial au-delà des déclarations de bonne intention ? Faut-il accepter l’idée que certains secteurs, actuellement habités, soient un jour tout simplement rayés de la carte ? "
Ces questions m’apparaissaient comme vitales parce qu’elles nécessitaient d’avoir une vision planétaire, universelle de la vie et de la place et du rôle de l’homme sur cette planète.

Il me revenait à l’esprit ce titre de bouquin :" L’humanité disparaîtra, bon débarras ", un essai signé Yves Paccalet (édition Arthaud). L’auteur avait voulu crier sa colère sur l’aggravation de la pollution sur notre planète, sur cette humanité particulièrement destructrice de tout, tout le temps, pour le rendement. Pour lui, l’homme – qui ne pensait égoïstement qu’à son confort - était le vrai méchant parasite actuel de notre monde.

Je croyais, quant à moi, à l’homme même s’il me décevait de plus en plus. Mon moteur d’espoirs, c’était d’imaginer que la pensée et l’intelligence pourraient être, un jour, plus fortes que tout.
Mais ce titre m’inquiétait, je notais : "La recherche sans cesse de la croissance et du progrès à tout prix peut elle conduire à la disparition effective de l’humanité ? "

Dans cette même cuisine, j’avais vu concrètement les dégâts que pouvaient engendrer la course éperdue du profit. Le carrelage de cette cuisine avait été maculé de noir, pendant plusieurs jours, par les traces de nos bottes souillées de pétrole. C’était en décembre 1999. Un spectacle incroyable s’était déroulé juste devant notre porte (nous avons la chance d’habiter sur une plage du littoral Atlantique).
À perte de vue, il y avait, sur ce même sable, des milliers de galettes de mazout provenant des cales de l'Erika.
Un gros tas de merde noirâtre et puante. Sitôt amassées, d'autres galettes toutes aussi grosses revenaient déjà sur le rivage. "Plus jamais ça" avait on entendu à la télé et à la radio. On avait même vu le premier ministre de l’époque sur une plage, entouré d’une nuée de photographes, mettre un shoot dedans… Au lieu de les ramasser.
Quelques années plus tard, au même endroit, sur cette même plage, c’était cette fois des boulettes, moins importantes, certes, mais tout aussi dégueulasses qui arrivaient en provenance du "Prestige", un pétrolier coulé au large du Portugal !
Ma cuisine pouvait à nouveau en témoigner….
"Pourquoi ne pas déployer une flottille de bateaux d'interventions, chargés de contrôler et d'arrêter si besoin tous bateaux suspects ou poubelle et, ce, sur l'ensemble de notre littoral afin d'éviter toute nouvelle catastrophe écologique ? "
Comme sur un livret de bord, tout était consigné dans mon carnet de cuisine.


5 h 14
Tiens, c’était déjà la tournée matinale des agents de la salubrité de la commune. Nos éboueurs habillés en tenue fluo, qui passaient, par tous temps, avec leur gros camion avec gyrophare orange, ramasser nos déchets.
L’autre jour, au milieu d’un tas de publicités reçues dans la boîte aux lettres, il y avait un petit prospectus édité par la Communauté de communes vantant les mérites du tri sélectif. Il était expliqué que la collecte et le traitement des déchets (y compris du papier) coûtaient cher. On pouvait le mesurer directement au bas de la feuille des impôts locaux. Des opérations visant à responsabiliser chaque citoyen dans le tri de tous les déchets ménagers étaient menées ici. Mais quelques chiffres laissaient songeurs : 600 kg de déchets urbains étaient produits par personne en France contre 560 aux Pays-Bas, 370 en Irlande et 350 au Portugal. Des efforts étaient donc à faire pour réduire ce stock. Même si le déchet qui coûtait le moins cher à collecter et à traiter restait… Celui qui n’existait pas !
Au moment même où la poubelle familiale était ramassée, j’écrivais : "Pour réduire ces coûts, peut-on imaginer une contribution à cet effort des industriels ? À commencer par le sur-emballage de leurs produits ? "

Il faisait encore nuit. Pour me tenir compagnie, je décidais d’allumer la radio, bien décidé à continuer "l’œuvre" de ma nuit…

Un peu de musique ne pouvait que me détendre. J’avais été ainsi "bercé" par un morceau ultra violent d’heavy métal, une déflagration de décibels avec des guitares saturées et un chanteur, à la voix nasillarde qui hurlait des phrases inaudibles dans un langage, qui ne pouvait venir que de l’au-delà.
Les oreilles fracassées et le cœur palpitant de façon anormale, j’avais tourné avec frénésie le bouton du petit poste de radio dans l’espoir de trouver, au plus vite, une issue de secours.
Sur France-culture - j’avais tout de suite reconnu le style- il y avait bien un long monologue d’un gars à la voix monocorde qui développait l’histoire du monde indien à travers le bouddhisme sur la rive droite de l’Oxus. C’était certes reposant pour les oreilles mais terriblement soporifique pour le reste.
J’avais, finalement opté, pour une émission consacrée à ce qui s’était passé le 26 avril 1986 à 1 h 23 du matin : l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine à la suite d’une erreur de manipulation.
Une explosion gigantesque et meurtrière puisque les 2000 tonnes du toit du réacteur de la centrale s’étaient pulvérisé dans les airs occasionnant un nuage radioactif mortel sur une grande partie de l’Europe.
Des milliers de personnes exposées avaient succombé ou étaient restées handicapées à vie du fait de cette catastrophe majeure.
À l’époque, il avait fallu trois jours pour que les autorités russes reconnaissent enfin l’accident. Les autorités françaises, quant à elles, avaient affirmé que le nuage radioactif s’était arrêté à nos frontières, ce qui était faux.
Le Nord-Est et le Sud Est du pays avaient, bel et bien, été touchés début mai 1986 avec une présence importante dans le sol de césium 137, un élément radioactif. La carte des zones les plus exposées par ce nuage était d’ailleurs parfaitement établie aujourd’hui par l’institut de la radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).
À la radio, on ne parlait pas des essais nucléaires français effectués depuis 1960, au Sahara et en Polynésie dont les conséquences en terme de radioactivité sur les populations et sur les territoires touchés, n’ont jamais été évoqués par les autorités. On ne saura sans doute donc jamais combien de personnes ont été contaminées par les 17 expériences nucléaires réalisées au Sahara entre 1960 et 1966 et par les 193 essais nucléaires en Polynésie (dans les atolls de Mururoa et Fangataufa) entre 1966 et 1996 (dont 41 essais atmosphériques effectués entre 1966 et 1974, malgré le traité d’interdiction des expériences dans l’atmosphère, signé en 1963 par les Etats-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni).

Question : "Pourquoi a- t’on attendu des années avant d’informer la population française qu’elle avait été bel et bien touchée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl ? Quelles ont été les mesures prises ou encore à prendre pour faire passer un examen médical à toutes les personnes ainsi exposées sur le sol de notre pays ? Pourquoi un similaire accident nucléaire ne pourrait il pas se produire en France ou dans une autre centrale d’Europe ? Quels enseignements ont été tirés de cette catastrophe ? Quelle est ainsi l’organisation pour informer et soigner au plus vite notre population si elle était amenée à être à nouveau exposée à un nuage radioactif ? À quand la vérité sur les retombées radioactives des essais nucléaires réalisés par la France pendant plus de quarante ans au Sahara et en Polynésie ? "

Sur la planète "Super Utopie", celle que je distinguais maintenant parfaitement depuis la fenêtre de ma cuisine, l’air était pur, la nature luxuriante.
Là, sur cette terre aride, on mourrait, à chaque seconde, dans de nombreux pays (Somalie, Ethiopie, Congo, Angola, Zambie, etc) : "10.000 décès de famine par mois rien qu'en Somalie si la nourriture cesse d'arriver", considérait l’ONU, au printemps 2006.
La sécheresse, qui sévissait depuis plusieurs années, avait des conséquences désastreuses sur tout : malnutrition, mort du bétail.
Certes, les États-Unis, par exemple, acheminaient, dans ces pays, des tonnes de céréales en fonction de leurs... excédents céréaliers ! Mais, ces dons en nature n'avaient pas que des avantages : cette arrivée massive de céréales - quand elle arrivait dans des pays hélas minés par des chefs de guerre - provoquaient la chute des cours locaux et ainsi l'effondrement des revenus des paysans et leur exode vers les villes.
J’étais perplexe : "Comment la Communauté internationale peut-elle investir durablement dans des politiques agricoles efficaces au sein même de ces pays ? "

Il y avait une grande injustice dans ce partage de richesses dans le monde qui entraînait une négation même de l’homme.
L’économie – et les structures étatiques qui le soutenaient, parfois au sein de régimes despotiques- avait tout balayé sur son passage : l’homme, le plus souvent marchandise, objet, était devenu une entité quasi abstraite, une pièce qui devait s’imbriquer dans un puzzle toujours bien ordonné, hiérarchisé, et policé.
Une organisation précise, pyramidale avec quelques individus au sommet qui avaient le droit de vie et de mort sur de millions d’autres car ils les faisaient manger. Et demain, du jour au lendemain, les vivres pouvaient être coupées. Du fait d’un conflit de personnes ou de pouvoir entre des communautés, des populations entières pouvaient être déplacées ou massacrées comme actuellement au Darfour, dans l’Ouest du Soudan avec 200 000 morts et 2,5 millions de personnes déplacées, loin des caméras occidentales.

Nous avions découvert une illustration de cette organisation pyramidale, certes moins meurtrière, lors d’un voyage en Inde du sud, dans le Kerala.
Nous avions pris un bus, enfin ce qu’on pouvait appeler comme tel, c’est-à-dire une sorte de long rectangle en tôle cabossée, équipé de grosses roues, sans fenêtre. Nous étions assis dans ce véhicule archi bondé. Debout, il y avait une dame très âgée, coincée entre deux cages à volailles. En bon occidental, je m’étais levé pour lui laisser ma place. Elle n’avait pas voulu. Et tous ses voisins dans le bus m’avaient foudroyé du regard en me demandant vertement de retourner m’asseoir.
Au pays des castes, j’avais commis une grave erreur de savoir-vivre, considérée même comme une insulte. Le blanc, que j’étais, faisait sans doute partie du sommet de la pyramide et il n’était pas
question qu’une représentante, aussi âgée soit-elle, des « parias » (intouchables) prenne la place d’un mâle européen.
Cette scène nous avait marqué. Dans ce pays si fascinant où l’on plaçait le gris à égalité avec le blanc et le noir, il n’y avait pas eu de compromis possible avec cette règle. De par son appartenance à une certaine caste, un être humain pouvait être, dès sa naissance, supérieur à un autre.

Ailleurs, au nom du même principe de hiérarchie sociale, certains pouvaient tuer, violer, même commettre un crime contre l’humanité sans être inquiétés. Cela ne se passait pas sous une dictature quelconque et lointaine... Mais en France !
Pour faire partie de ces autres " intouchables ", « il suffisait d’être… diplomate (ou de sa famille) pour bénéficier ainsi d’une immunité totale (pénale, civile et administrative) décrétée par la convention de Vienne en 1961 - quel que soit le crime ou délit dont on est l’auteur : telle était l’incroyable conclusion d’un reportage diffusé dans l’ excellente émission "Lundi investigation" sur Canal +.
L’enquête avait été parfaitement menée avec témoignages accablants recueillis en caméra cachée… L’un d’eux avait été particulièrement saisissant : un homme d’affaires français impliqué dans une affaire d’État venait d’être promu diplomate du Nigeria auprès de l’ONU (où il n’avait jamais mis les pieds dixit le représentant officiel du Nigeria à l’ONU). Ainsi, il n’avait plus aucun compte à rendre à la justice de notre pays !
Cela posait une question de fond, curieusement jamais reprise par nos élites : "l’immunité diplomatique totale et systématique est-elle compatible avec la notion de justice ? Dans un pays de droits, n’est-ce pas choquant et amoral qu’un délinquant voire un criminel soit blanchi grâce à la fonction qu’il occupe ? Que peut-on faire pour remédier concrètement à cet état de fait ? "

Il est vrai qu’en matière d’immunité, notre pays n’avait jamais été à la traîne, y compris au plus haut niveau de notre Etat avec son lot d’amnisties, de grâces et autres arrangements entre amis.
Le Président de la République française était, selon la constitution, mais surtout selon la jurisprudence du conseil constitutionnel, même placé, le plus légalement du monde, au-dessus des lois le temps de son mandat. C’est-à-dire que le plus haut représentant de l’Etat ne pouvait, par exemple, être entendu comme " témoin " dans le cadre d’une affaire y compris criminelle.
Par ailleurs, le Président de la République, garant de l’indépendance de la justice, devait veiller à son bon fonctionnement.
Il n’hésitait donc pas à nommer un de ses anciens conseillers personnels comme procureur général de Paris, le magistrat, seul habilité à engager d’éventuelles poursuites contre lui, une fois son mandat de président achevé.
Rien ne semblait véritablement choquant dans cette décision.
Nous avions la chance de vivre dans un pays de droits, mondialement réputé pour son excellence.
Quelque chose néanmoins me chiffonnait intellectuellement : " Comment le Président de la République pouvait-il s’empêcher de contribuer à la manifestation de la vérité dans une affaire justement judiciaire ? "

Le peuple, lui, avait droit à un autre traitement.
Quand il fautait, il avait l’honneur de recevoir une convocation officielle à l’audience d’un tribunal correctionnel de notre pays.
J’avais assisté à une de ces audiences, à Nice, par une après-midi d’été. Une jeune femme de 18 ans, casier judiciaire vierge, accompagnée d’une copine (elle, habituée des vols à l’étalage) comparaissait pour vol d’un parfum dans un grand magasin. Elle comparaissait selon la procédure dit de flagrant délit (comparution immédiate) et était donc représentée par un avocat commis d’office qui venait de découvrir le dossier. En moins de dix minutes, ponctuées par un échange plus que vif entre le président du tribunal (volontiers moraliste et interrogeant la prévenue sans aucun ménagement) et la jeune femme, il est vrai très nerveuse, (elle venait juste de sortir de sa garde-à-vue du week-end), le jugement était tombé au milieu d’un grand cri de détresse, celui de la jeune femme. Elle avait écopé d’un an de prison ferme pour le vol de ce parfum, de grande marque certes. En pleurs, La jeune femme était repartie de l’audience, menottée, entre deux policiers.
Quelques mois plus tard, le même tribunal avait examiné pendant toute une après-midi une affaire complexe d’escroqueries et d’abus de biens sociaux, impliquant des hommes d’affaires connus et reconnus sur la " French riviera " et portant sur plusieurs millions d’euros.
Les débats avaient été cette fois, approfondis et extrêmement courtois. Le président avait interrogé les prévenus cravatés, en les appelant " Monsieur ". Après quinze jours de délibéré, le jugement était également tombé : les prévenus avaient été reconnus coupables et avaient, chacun, été condamnés d’une peine de prison avec sursis avec amendes de quelques milliers d’euros.

Je notais cette question de bons sens sur mes feuilles : "Que peut-on faire concrètement pour que la justice soit plus juste dans notre pays ? "

À propos de justice à deux vitesses, il y avait également une particularité dans l’organisation de nos tribunaux : la peine variait selon les lieux géographiques où elle était prononcée.
J’adorais la Corse, l’île de beauté.
Mais elle était aussi parfois l’île de bonté pour beaucoup d’insulaires. Beaucoup s’interrogeaient sur les nombreuses aides et avantages attribués par l’État à ce coin du territoire, qui avait, certes, la particularité d’être entourée par les flots.
Si d’aucun s’accordait volontiers sur la nécessité d’aider des secteurs de l’économie sur cette île, le français moyen (y compris en Corse) avait néanmoins parfois du mal à comprendre que des décisions de justice puissent s’appliquer sans problème dans tous les départements français exceptés les deux qui formaient l’île de beauté.
Exemple : la tristement célèbre affaire des paillotes. Il apparaissait dans ce dossier que si la décision de justice de destruction de la dite paillote, jugée à tord ou à raison illégale (là n’est pas le propos), avait été appliquée dans les faits, des gendarmes n’auraient pas eu à se transformer en mystérieux incendiaires cagoulés. Il n’y aurait pas eu d’affaire de paillote, pas de crise politique et de climat insurrectionnel sur l’île, ni de préfet emprisonné.
"Pour quelles raisons, les décisions de la justice française ne s’appliquent t’elles pas toujours en Corse ? Pourquoi les affaires dites sensibles sont-elles jugées à Paris ? Pourquoi le droit français est-il parfois différent en Corse (ex: dispense de droit de succession) ? "

En Corse, comme sur le continent, l’exercice de la justice au quotidien était visiblement affaire de spécialistes, de gens avertis. Il valait mieux, en effet, être dans le sérail des initiés pour ne pas recevoir avec brutalité les foudres de cette justice imminente.

Nos mêmes amis commerçants – ceux qui venaient nous rendre visite quand les volets de notre salle à manger étaient ouverts – nous avaient conté leurs déboires, en buvant un café.
À la suite d’un problème avec leur propriétaire, ils venaient de se faire arnaquer de dix briques parce qu’ils n’avaient pas compris les termes juridiques du bail qu’ils avaient signé.
Je m’interrogeais donc à partir de ce fait réel : "La plupart des gens dans notre pays ne comprennent pas le langage juridique ou administratif. Et pourtant, «nul est censé ignorer la loi» .
Comment peut-on dans ces conditions être en conformité avec un texte réglementaire que l’on ne comprend pas ? Ceux qui ne maîtrisent pas le langage juridique sont-ils condamnés à se faire constamment avoir, et finalement dominés, par ceux qui le maîtrisent ? Peut-on simplifier en langage basique et commun tous les codes, souvent anciens, qui régissent les règles de notre société de manière à les rendre plus lisibles et compréhensibles par tous ? "

La justice au quotidien, c’était aussi la réponse que devait donner la société à des questions complexes, parfois d’ordre philosophique.

Je me rappelle d’un cas familial, celui de Brigitte, 46 ans atteinte d’un cancer généralisé en phase terminale. Depuis son lit d’hôpital, elle ne s’alimentait plus. Ne parlait plus. Sa vie ne tenait plus qu’à un fil, celui qui la reliait à un ballon d’oxygène. Elle se plaignait des douleurs que semblaient parfois atténuer les piqûres de morphine. Exténuée, elle ne demandait parfois qu’à "s’endormir"… Ses proches étaient désemparés. Devaient-ils la maintenir dans cet état avec peut-être un espoir de rémission ? Devaient-ils l’aider à partir en toute illégalité ? Certains avaient franchi le pas en demandant à des médecins d’abréger les souffrances d’un patient, au risque de se retrouver devant une cour d’assises, accusé d’empoisonnement volontaire.

Je marquais cette question : "L’euthanasie est-elle un crime ou un acte d’amour ? "

La fatigue commençait à envelopper tout mon corps.
La petite planète que j’avais imaginée devait être cachée derrière un nuage.

Je vivais en France, le pays des droits de l’homme, la référence mondiale, disait-on, en la matière.
Ce n’était pourtant pas l’avis de tout le monde. Le 15 février 2006, après enquête dans les prisons de France, M. Alvaro Gil-Robles, un commissaire européen aux droits de l’homme, avait rendu sa copie qui avait fait du bruit. J’avais gardé la coupure de presse.
Il pointait du doigt notre surpopulation carcérale : 58.082 détenus en novembre 2005, pour 51.195 places disponibles.
Il s’étonnait des conditions de détention : cellules insalubres, sanitaires en mauvais état, nombre réglementé des douches, linge et couvertures médiocres (ambiance déjà ressentie dans certains commissariats où les gardés à vu dormaient à même le sol, aucun matelas, aucun linge ne leur étant fournis), coût élevé de " la cantine " (tarifs prohibitifs sur l’achat du sucre, cigarettes, des locations de téléviseurs).
Il affirmait que la France, ce pays si exemplaire, avait pris du retard quant à la mise en œuvre des unités de vie familiale.
Ces unités correspondaient à l’aménagement, au sein des établissements pénitentiaires, d’espaces ressemblant à des chambres d’hôtel permettant aux familles de se retrouver ensemble pour des périodes d’un ou de plusieurs jours. Il était également étonné d’apprendre qu’à la sortie de prison, l’individu, qui bénéficiait initialement des minima sociaux, perdait ses droits aux allocations et aides sociales, de sorte qu’un grand nombre de personnes libérées se retrouvaient complètement démunies et privées de ressources.
La prison devait être, certes, en principe, un lieu de punition à l’égard d’une personne qui avait transgressé une loi. "Mais doit-elle être pour autant un lieu de non droit ? Doit-elle préparer au mieux la réinsertion du détenu ? "


Toujours dans ce même rapport, M. Alvaro Gil-Robles, commissaire européen aux droits de l’homme, indiquait que le nombre total de faits racistes et antisémites recensés en 2004 en France avait augmenté de 132,5 % par rapport à 2003, passant de 833 à 1 565, et dépassant de 19,2 % les chiffres de 2002 pourtant déjà très élevés.
Ces statistiques officielles montraient que cette augmentation touchait d’abord la communauté juive. Lors de sa rencontre avec des représentants du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), parmi lesquels son président, M. Cukierman, ses derniers avaient insisté sur les difficultés que rencontraient des professeurs à enseigner la Shoah dans un certain nombre de collèges et de lycées.
En même temps, on constatait une montée du racisme à l’égard des communautés maghrébines et, plus généralement, musulmanes. On enregistrait également une évolution de la nature des actes racistes : les violences contre les personnes et les biens s’aggravaient, le nombre de lieux de culte juifs et musulmans profanés avait augmenté. Enfin on assistait à une recrudescence de 12 % des violences en milieu scolaire en 2003-2004. Les injures à caractère raciste tendaient à se banaliser chez les plus jeunes.
On venait d’ailleurs de parler à la radio d’une agression, ponctué d’actes de torture émanant de trois lycéennes sur une de leurs copines d’internat…

La justice et son univers carcéral apparaissaient donc en crise dans le pays dit des droits de l’homme.
Il convenait donc que notre Président, le garant de cette justice, puisse peut-être émettre un signe sur sa volonté de trouver des solutions.
C’est ce qu’il fit en forme de grande première.
Le chef de l’État, au début de l’année 2006, avait demandé pardon aux personnes innocentées par une cour d’Assises (en appel) dans l’affaire de mœurs dit d’Outreau. Peu de temps après cette inédite compassion officielle, une commission parlementaire avait étudié - devant les caméras de télévision - les éventuels dysfonctionnements qui auraient pu avoir lieu dans cette affaire avec notamment l’audition d’un juge, victime, malgré les précautions oratoires de la dite commission, d’un véritable lynchage médiatique.
Avec délectation, j’inscrivais ces questions : "La compassion et l’émotionnel peuvent-ils combler l’absence de budgets conséquents consacrés à la justice depuis tant d’années ? La culture du doute et non de la certitude- est-elle véritablement enseignée dans les écoles de la magistrature et dans les écoles de police ? Est-elle appliquée au quotidien ? Peut t-on enfin rendre la justice, être juge, à 25 ans, sans grande maturité et expérience de vie ? "
 
Pour compléter le tableau, il me fallait aussi penser à la police, ces hommes et ces femmes investis de la mission de garder la paix.
J’avais le souvenir de Patrick, flic depuis plus de vingt ans, rencontré à Draguignan. Un vieux routard dans « la Nationale » qui avait navigué dans les commissariats de la banlieue parisienne avant d’atterrir en province.
Attablé devant son ordinateur, un verre de Pastis à la main (fin de service oblige), Patrick m’avait dit aimer son métier de policier qu’il pratiquait avec « fermeté et psychologie ». Les insultes, les coups, les remerciements, les sourires faisaient pourtant partie de son quotidien, de sa panoplie de flic.
Ce qu’il préférait, c’étaient les enquêtes de terrain. Mais il le reconnaissait :
- Elles deviennent de moins en moins possibles car aujourd’hui, nous sommes sous pression : nous sommes tenus de faire du chiffre, donc de multiplier les arrestations : ça rassure soi-disant la population, mais j’ai surtout le sentiment de servir les intérêts des politiques. Le problème est que la qualité de notre travail en pâtit et que l’on cible davantage les délits mineurs au détriment des affaires plus complexes de banditisme. J’en arrive à me demander si finalement ce culte du rendement ne dessert pas la notion de service public.
Je traduisais donc son témoignage en question : "L’insécurité est-elle une affaire de chiffres ? "

On en parlait beaucoup de l’insécurité, surtout juste avant chaque élection où on la déclinait à toutes les sauces : insécurité des personnes, insécurité routière, dans les transports.
Certains observateurs affirmaient même que l’on pouvait aller jusqu’à perdre une élection si on voyait l’image d’un papy, la figure démolie, après une agression, passer en boucle à la télé.

Qui n’avait pas vu dans les journaux télévisés, en novembre 2005, ces images de guérillas urbaines ? Il y avait le feu dans les banlieues avec son lot de voitures calcinées, vitrines de magasins défoncées, locaux publics détériorés, agressions verbales, propos racistes, confrontations violentes avec les forces de l’ordre.
Chacun y était allé de son petit couplet.

Il y avait d’un côté, ceux qui plaçaient les auteurs comme des victimes et parlaient de malaise profond, de ressentiment social, expression d’une énorme frustration, de refus des discriminations, de refus encore d’une ségrégation urbaine des populations issues de l’immigration, et/ou en grandes difficultés.
Et de l’autre côté, il y avait ceux qui inscrivaient ces actes dans un climat de délinquance, un état d’esprit propre aux casseurs : prolifération de toutes sortes de trafics, criminalité, sentiment de revanche vis-à-vis de la police, effet d’imitation voire de compétition entre quartiers, à éradiquer de toute urgence.
Quoi qu’il en soit, au-delà de l'image détestable de notre pays présentée à l'étranger -les Chinois et les Américains déconseillaient de venir en France car c'était trop dangereux ! - les premières victimes restaient les habitants de ces mêmes quartiers qui vivaient leur vie ... tout en retrouvant leur modeste voiture carbonisée au pied de leur tour.
Je m’interrogeais en tentant de rester positif : "Peut–on vivre en banlieue en ayant un sentiment de sécurité ? Les politiques successives d’intégration ont-elles échouées ? Et Si oui, pourquoi ?  "

Nos fins politiciens rivalisaient d’arguments sur ce thème de l’insécurité afin de ne pas perdre une once de terrain sur leurs concurrents.
On y allait donc franchement dans la surenchère avec les chiffres martelés sans cesse sur les ondes. L’insécurité routière était régulièrement pointée du doigt. En 2005, on dénombrait 82.736 accidents corporels, dont 4.990 personnes tuées et 105.006 blessés d’où l’intensification des radars fixes pour réduire la vitesse, des contrôles anti-alcoolémie, de la prévention en milieu scolaire…
Les mesures ne manquaient pas pour tenter de faire baisser ces chiffres.
J’inscrivais cette question : " Peut on demander à des conducteurs de réduire leur vitesse alors qu’ils se retrouvent au volant de voitures qui peuvent rouler jusqu’à 200 ou 220 kms/ heure ? Peut t-on concilier plaisir de conduite et prévention routière ? "

Si je posais cette question pour les voitures, j’étais, en revanche, sûr de ne jamais évoquer cette même notion de plaisir en pensant à un autre mode de transport : l’avion.
Rien que de penser aux avions, je me marrais tout seul.
Je revoyais l’image de cette tigresse, ma femme, les yeux toujours ouverts, épiant les moindres faits et gestes des hôtesses et des stewards.
Les nerfs à fleur de peau, prête à bondir dès que quiconque dans l’appareil fronçait le sourcil, elle avait toujours eu la trouille de l’avion. Une peur viscérale, incontrôlée, incontrôlable. Elle avait beau prendre des cachets pour l’endormir. Picoler un peu d’alcool avant le décollage. Rien n’y faisait. Au contraire….
La perte de lucidité, associée à la trouille, avait des effets désastreux. Cette agressivité de tigresse provoquait, en plus, des dégâts. Moi, simple compagnon du fauve, ne quittait plus mes écouteurs dans ses oreilles, même pour dormir afin de me protéger des vociférations et autres engueulades gratuites.
À chaque voyage, je revenais avec des rougeurs sur mes avants bras. La féline s’accrochait à moi avec force quand le commandant de bord annonçait la traversée d’une petite zone de turbulences. Nos échanges étaient chaque fois savoureux :

Elle : " je te dis qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? T’entend pas le bruit qu’il y a ? "
Moi : " Bon écoute tout va bien. Tu vas pas un peu dormir, non ? "
Elle : " Tu fais que ça dormir ! Tu me laisses seule et on peut jamais compter sur toi. Tu penses vraiment qu’à ta gueule. Je ne te supporte plus ".
Moi, en remettant mes écouteurs et en fermant les yeux : " t’as raison. Ça craint complet. Y’a un gros problème, tu ne vois pas…. L’avion fait demi-tour ! »
S’ensuivaient des jets de verres en plastiques et de magazines dans les rangées et autres gestes parfaitement calmes.

Dans les faits, une série de catastrophes aérienne s’était bel et bien produite l’été 2005, provoquant un profond trouble parmi la population. Dans la foulée, une agence européenne de sécurité aérienne, avait été créée.
Une liste noire d’une centaine de compagnies dangereuses avait même été établie avec interdiction de ces mêmes compagnies de rentrer dans le ciel européen (même si la quasi-totalité de ces dernières n’avaient jamais volé en Europe).
Dans le même temps, concurrence oblige, toutes les compagnies semblaient grignoter sur tout (temps de rotation entre deux vols et donc aussi sur la sécurité) dans un souci de compétitivité.
Je notais : "Comment limiter les risques de crash en acceptant, de fait, que moins de contrôles de sécurité soient réalisés à bord des avions ? "

J’imaginais bien voir des « hôtesses, femmes de ménages », avec des képis de policiers sur la tête, débarquer dans les carlingues, pour nettoyer les sièges et moquettes, débarrasser les plateaux tout en faisant le tour de tout ce qui n’allait pas, comme lors d’un contrôle routier.
Et cette image me plaisait car elles me protégeait, en plus, des griffures de la tigresse.
J’aimais cette police, humble, au service de l’intégrité physique de mes avants bras.

Mis à part, Patrick, le flic varois, des vrais policiers, je n’en connaissais pas beaucoup. J’en voyais parfois dans les reportages.
Je me souvenais ainsi de ce lieutenant de police en Seine-Saint-Denis, qui recevait pour la énième fois dans son bureau, deux jeunes de 17 ans, pris en flagrant délit de vol dans une voiture.
Il savait que cette arrestation ne servirait pas à grand chose :
- On est parti pour faire de la paperasserie. Tout cela au final pour s’entendre dire à l’autre bout du fil par le Procureur, de les remettre en liberté en attendant une convocation judiciaire ultérieure. Qu’est-ce que je vais dire aux victimes ? Vous croyez qu’elles vont comprendre cela ? Je vois sans arrêt des jeunes délinquants qui me disent finalement que la prison, ce n’est pas si mal : on mange à l’œil, on a la TV et on fait du sport et en plus on peut faire de nouvelles connaissances.
J’inscrivais : "Quelle réponse à apporter à ceux pour qui le tribunal et la prison n’ont aucun impact sur leur comportement ? Quelle réponse donner à ces délinquants récidivistes ? "










6 heures du mat

C’était l’heure du flash d’information à la radio. J’avais enfin le résultat du match de foot de la veille. Lyon l’avait emporté 2 à 0 face aux galactiques madrilènes.
Je serais moins ignorant de ce fait capital pour discuter entre collègues à l’heure du café, tout à l’heure, au boulot.

J’aimais bien le sport, le jeu, mais refusais de cautionner ces lamentables dérives. Zidane, l’ancien joueur justement du Réal, avant qu’il ne prenne sa retraite, l’icône du foot français- malgré son coup de boule en finale de coupe du monde - avait clairement reconnu le 26 janvier 2004, lors d’un procès en Italie, avoir pris de la créatine – un produit dopant interdit en France- quand il jouait à la Juventus de Turin. Il portait à la même époque les couleurs de l’Equipe de France et était devenu champion du monde en 98. Il y avait eu un papier dans "l’Équipe". Mais l’info n’avait pas été reprise à la télé.
Quelques années plus tard, toujours l’été, la France était figée devant sa télé. La tête cette fois tournée vers les sommets. Ceux des Pyrénées. Il y avait un gars tout en jaune qui avait transformé son vélo en mobylette.
- Regardez comme il mouline vite et à quelle allure il vient de placer son attaque dans ce col hors catégorie, entendait-on en guise de commentaire. L’accélération avait été spectaculaire. Comme si tous les autres cyclistes roulaient au ralenti. L’homme en jaune s’appelait Lance Armstrong. Il remporta ce tour, puis d’autres dans la foulée, avant de partir en retraite, fortuné. " Armstrong a atteint la lune ! " pouvait-t’on lire sur les manchettes des journaux. Quelques jours après ce dernier tour, le journal "l’Équipe " avait sorti une enquête exclusive apportant les preuves que ce même coureur, qui avait toujours juré ne s’être jamais dopé, avait menti : on avait bien trouvé dans ses urines des traces d’EPO.
- Allez, on va faire place nette dans le cyclisme, avait-on entendu juste avant le départ du tour de France 2006.
Quelques coureurs importants du peloton avaient été mis à l’écart à la suite d’une opération policière d’envergure survenue en Espagne.
C’était le tour du renouveau, du sport enfin propre. Le favori restait un autre américain, justement un grand copain du précédent vainqueur. Le Landis, en question, s’était pris dix minutes dans la vue du côté de l’Alpe d’Huez. Cette défaillance avait été alors analysée comme salutaire. Une souffrance humaine salvatrice sur l’autel des grandes hypocrisies des consultants et autres commentateurs télégéniques, décidément peu prudents. Le lendemain, Landis, présenté comme "le miraculé", dixit les mêmes commentateurs, avait fait "un numéro de haut vol» , " un exploit hors du commun" en gagnant l’étape à Morzine, puis le tour. Manque de bol, il était contrôlé positif à la testostérone exogène (c’est-à-dire chimique) justement à l’arrivée de cette étape dans les Alpes ! La contre-expertise diligentée confirmait l'incroyable tricherie. Les sanctions sportives (mais pas encore financières) pouvaient tomber.
Tout le monde avait su, savait, mais personne ne bronchait.
Ces stars du vélo et du foot avaient donc, à un moment de leur vie, triché pour améliorer leurs performances… Et n’avaient jamais été entendues sur ces faits par la justice de notre pays.
Zidane, l’homme le plus populaire de notre pays, était au contraire gratifié du compliment suivant de notre Président de la République : "Zidane est un homme incarnant parfaitement les valeurs du sport "
Je notais avec gravité ce qui me semblait être d’une logique infantile :
"Peut-on combattre réellement le dopage sans sanctionner durement (y compris financièrement) ceux qui trichent même s’ils sont très connus ? Que dire à nos enfants qui rêvent, la nuit, de ces champions ? " 

L’autre jour, c’est le salaire hebdomadaire du footballeur Thierry Henry qui avait fait la "une" des tabloïds anglais : 160.000 euros la semaine, soit 22.800 euros par jour sans compter les primes de victoire et les contrats publicitaires. Dans le même temps, la chaîne Canal + avait annoncé qu’elle déboursait près de 600 millions d’euros par an pour retransmettre les images en exclusivité du championnat de France de football. Le média diffusait donc le spectacle qu’il finançait en partie, d’un match pouvant opposer des clubs cotés en bourse (avec actions qui flambaient ou qui chutaient en fonction des résultats sportifs et des participations ou non de ces clubs à des compétitions européennes très lucratives).
"Pouvait-on encore concevoir l’existence d’un sport sans argent, véhiculant des valeurs essentiellement sportives dans le monde d’aujourd’hui ? "

Signe des temps, encore, le racisme se développait dans les stades, notamment en Europe. Des groupes dits de " supporters ", par ailleurs adeptes du salut nazi, lançaient pendant les matchs des peaux de bananes en direction de joueurs de couleur, tout en vociférant des cris de singe quand l’un de ces mêmes footballeurs touchait le ballon.
Les instances européennes de football avaient décidé de sanctionner durement –jusqu’à leur relégation-- tous les clubs qui abritaient en leur sein des groupes de supporters racistes. Une campagne de sensibilisation avait été même organisée lors de la dernière coupe du monde de football en Allemagne.
Mais aucune sanction réelle ne tombait et les cris de singe continuaient…
Je notais : "Est-ce suffisant pour éduquer ceux qui ont véritablement besoin de l’être ? "

Dans ce même flash info matinal, il avait été aussi question de l’actualité internationale. De la guerre, qui continuait à enflammer une partie du monde, le Proche-Orient, l’Irak.
À l’écoute du récit d’un énième attentat, mes pensées s’étaient soudainement envolées…
Ma cuisine s’était transformée en salle de cinéma. Il n’y avait pas un bruit. Le film projeté venait de se terminer. Tout le monde avait du mal à se lever. Plombés. On se regardait.
Le générique de fin, du film " Lord of war " d’Andrew Nicoll avec Nicolas Cage, défilait.
C’était l’histoire de l’ascension irrésistible d’un trafiquant d’armes, aux quatre coins du globe, le portrait d’un homme qui avait ainsi fait fortune en vendant des armes dans l’illégalité.
Le film commençait fort : on suivait l’itinéraire d’une balle depuis son usine de fabrication aux USA jusqu’à sa trajectoire finale : la tête d’un enfant en Afrique ! Le ton était donné avec le héros principal un rien cynique : " Si un terrien sur douze est armé, il y a moyen de convaincre les onze autres ! " Héros que l’on voyait travailler de mèche avec les vendeurs dits légaux. Les seconds couvraient les premiers. Dans ce grand bazar de la vente d’armes dans le monde, les armes vendus légalement tuaient bien souvent des civils aussi. Ce film décapant s’achevait, enfin, par cette information. Chacun lisait sur grand écran cette phrase terrible : " les cinq plus grands fabricants d’armes dans le monde - les Etats-unis, la Russie, la Chine, la grande Bretagne et la France - étaient les membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU ".
La question coulait de source : "Comment peut-on prôner la paix et le désarmement dans le monde quand on est l’un des plus importants pays fabricants d’armes ? Pourquoi autant d’opacité sur la fabrication des armes en France et sur ses ventes dans le monde entier ? Quels sont les pays destinataires de ces armes françaises ? Et sur quels critères ? "








6h 22

Je revenais dans le présent en écoutant encore, à la radio, les dernières nouvelles du Liban.
Les tentatives de paix au Proche-Orient avaient échoué les unes après les autres.
Une opposition nette et des points de vue diamétralement différents subsistaient entre dirigeants israéliens et palestiniens, qui semblaient tous deux aspirés dans une spirale de violences sans fin avec son cortège d’atteintes les plus graves au droit international et… À la vie : invasion de nouveaux territoires, bombardements, déploiements de blindés, assassinats de civils, attentats en série.
Sans grand espoir, je continuais à réfléchir : "Une paix durable peut-elle être envisagée au Proche-Orient sans une analyse précise de l’histoire de cette région, des erreurs et fautes commises par les uns et les autres depuis la création de l’État d’Israël ? Quel peut être, ou doit être aujourd’hui, le rôle de la France dans le conflit israélo-palestinien ? Quels moyens concrets disposent la communauté internationale pour exiger la paix au Proche-Orient et apporter une aide humanitaire, au sud Liban mais également en Palestine, où depuis, l’arrêt de l’aide internationale (depuis l’élection du Hamas) les conditions de vie et l’état sanitaire se détériorent ? (d’après le témoignage du Dr Pierre Micheletti, Président de Médecins du monde) ".

Dans les journaux télévisés, la violence était banalisée.
Les enquêtes de fond étaient rares.
Il y avait bien eu, sur Canal + encore, lors de l’émission d'investigation de Paul Moreira (qui a été, depuis, virée des programmes) un reportage consacré au djihad et au terrorisme en Irak, émaillé d’images d'assassinat en direct, d'innocents égorgés par des islamistes.
Au-delà de l'émotion, il avait été soulevé sur le fond une intéressante question. Les USA avaient évoqué la lutte contre le terrorisme afin de justifier au niveau international le déploiement de leurs troupes en sol irakien. Or, depuis cette intervention, le terrorisme islamiste s'était, au contraire, largement développé dans ce pays. Pour confirmer ces faits, il existait même une note des services secrets américains qui prouvaient que la présence américaine en Irak avait développé le terrorisme !
J’écrivais cette question qui me semblait d’une logique implacable : "Comment peut-on lutter contre le terrorisme en le renforçant ? "

"Quand survient la guerre, la première victime est la vérité".
En ce début de matinée, à l’heure du laitier, cette citation, que j’avais lue dans un livre, me revenait curieusement en tête. Je pensais à l’Irak, à toutes les régions du monde où régnaient des guerres parce que des hommes voulaient en dominer d’autres, les soumettre, politiquement, économiquement.
C’était peut-être l’histoire à répétition de notre monde, bien avant le moyen âge, avec des victimes qui devenaient bourreaux, des bourreaux qui devenaient victimes. Les historiens, et les chroniqueurs politiques, se régalaient de ces comparaisons entre présent et passé, même lointain : les Arabes avaient été des grands conquérants, ils étaient aujourd’hui victimes ; les Français, occupés et soumis pendant la seconde guerre mondiale, avaient été conquérants et dominateurs dans leurs colonies…
Fallait-il pour autant inscrire l’actualité mondiale dans cette fatalité de rapports entre dominants et dominés ?

Je pensais à la Tchéchénie, cette terre où régnait l’enfer depuis des années, loin des caméras, encore, loin de tout. J’entendis ces cris, ces hurlements de souffrances dans le silence de ces maisons éventrées, de ces villes rasées, fantômes, avec ces flaques de sang recouvertes par la neige.
Je pensais à la Tchétchénie parce que j’avais lu, dans le quotidien régional que je parcourais tous les matins, un tout petit article, en bas de page. Le titre résumait l’affaire : " le Préfet leur avait refusé l’asile, un couple de tchèchène remis aux autorités polonaises ".
Le couple en question était arrivé en France en novembre 2004. Il avait déposé une demande d’admission au séjour au titre du droit asile auprès de la préfecture de leur département.
La demande avait été refusée et, dans le même arrêté, il avait été décidé de renvoyer le couple en Pologne où il avait transité. Le juge des référés avait certes accordé un sursis à cette décision car l’état de santé de l’épouse l’empêchait de prendre l’avion. Mais ce sursis avait été de courte durée. Le tribunal administratif avait au final renvoyé les deux ressortissants tchétchènes en Pologne où ils disposaient d’un titre de séjour provisoire. Et après… ? On n’en savait rien.

En guise de réponse, je voyais l’angélique Vladimir Poutine être embrassé par notre Président de la République lors des sommets du G8, puis partager ensemble un bon repas avec du foie gras poêlé au caviar, un filet de bœuf charolais aux morilles, le tout accompagné d’un Haut-Brion.
"Notre pays de droits de l’homme est-il complice de la tragédie de la tchéchènie ? Quelle est alors la position officielle de la France dans cette partie du monde, pas si éloignée que cela des frontières de notre Europe élargie ? Notre pays des droits de l’homme peut-il refuser d’accueillir des hommes et des femmes qui ont fui leur pays, où ils étaient massacrés, et les renvoyer, au final, d’où ils venaient ? "

6 h 31

Sur « Super Utopie », le mensonge n’existait pas, y compris par omission. On pouvait parler sincèrement de tout, même de sujets tabous touchant à notre histoire, nos racines.
Je savais ainsi parfaitement que notre histoire de France avait été mouvementée, car jalonnée de guerres et de faits pour le moins troubles dans son passé du fait notamment des colonisations en Algérie, Madagascar, Gabon, Indochine… Il y avait beaucoup de non-dits, de secrets, de souffrances encore, aussi, dans ce passé colonial non cicatrisé. Le malaise était tel qu’il fallait attendre, encore aujourd’hui, la sortie d’un film grand public et la déclaration d’un comédien humoriste… Pour que des sujets importants de notre Histoire ressortent, soient examinés avec attention et tranchés au plus haut niveau de l’État !
Moins arrogante semblait-t-il aujourd’hui (au regard de son refus d’intervention en Irak), la France continuait cependant à entretenir des relations étroites (d’affaires ?) avec des chefs d’état qui n’étaient en rien des modèles de démocratie : Chine, Russie. Mieux même, elle continuait d’accueillir, d’héberger, de soigner, parfois aussi, des chefs d’état, notamment africains, reconnus comme étant des dictateurs dans leur pays...
"A- t’on des leçons de droits de l’homme à donner à d’autres pays au regard de notre Histoire? Sommes nous prêts à assumer entièrement notre histoire et nos erreurs ?

J’avais la nette impression que la politique de l’autruche, celle qui consistait à ne pas affronter les problèmes internationaux de front pour ne pas déplaire à certains de nos plus influents alliés, était somme toute la plus commode à mettre en œuvre.
On fermait les yeux, on bouchait les oreilles et on ne parlait pas des sujets qui fâchent.

La prison de Guantánamo était la bonne illustration de ce silence radio.
Ce centre de détention situé sur une base militaire des États-Unis, à Cuba, avait été transformé en «prison militaire temporaire de haute sécurité". Cette prison américaine détenait en ses murs des " combattants illégaux, qualifiés en tous les cas comme tel par le gouvernement américain, car capturés en Afghanistan et en Irak.
Sur cette base, 7 000 soldats américains en poste surveillaient ainsi 527 prisonniers (estimation en 2005). Le but était dit-on de détenir ces prisonniers afin de les interroger sur leurs liens éventuels avec des organisations terroristes ou des talibans.
Par ailleurs, de 2001 à 2004, plus de 200 prisonniers avaient été relâchés, sans qu'aucune explication n’ait été donnée.
Par décret présidentiel signé George Walker Bush, la détention sans limite et sans chef d'accusation de tout ces " combattants illégaux " avait été même officiellement autorisée. La polémique était grande sur cette autorisation. Y compris aux USA.
La Cour suprême des Etats-Unis, dans son verdict rendu le 28 juin 2004, avait ainsi considérée que les prisonniers de Guantánamo pouvaient contester leur statut de combattants illégaux devant les cours fédérales civiles.
Le 31 janvier 2005, une juge fédérale américaine avait également estimé que le fait que l'armée empêche les suspects d'être assistés d'un avocat, et que les suspects ne puissent connaître les chefs d'accusations qui étaient portés contre eux, était anticonstitutionnel.
Dans un rapport d’Amnesty International, publié en mai 2005, l’association avait qualifié la prison de Guantanamo de "goulag de notre époque" s’appuyant sur trois constats : le maintien au secret des détenus, leur placement en dehors d’un système judiciaire civil ; et enfin la disparition de certains d’entre eux.
Sur ce, des intellectuels du monde entier - dont plusieurs prix Nobel – s’étaient mobilisés pour demander la fermeture de cette prison où les prisonniers étaient détenus dans des conditions très dures (cellules de deux mètres sur deux, éclairées continuellement, interrogatoires à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, mains et pieds menottés avec un sac de toile placé sur leur tête, visites limitées, tortures possibles (psychologiques et/ou physiques).

L’ONU, qui n’avait pu visiter la prison, avait demandé en février 2006, la fermeture de Guantanamo " sans délai supplémentaire" et que "soient jugés rapidement tous les détenus de Guantanamo" ou "libérés immédiatement".

Question : "Pourquoi la France - pays dits des droits de l’homme - reste-elle silencieuse sur ce sujet ? Comment, concrètement, faire respecter au niveau international, y compris aux USA, les principes élémentaires des droits de l’homme qui régissent justement notre droit international ? "

J’écrivais toutes ces questions, avec toujours en tête cette obsession : la place de l’humain sur notre planète.
Nous ne réagissions plus.
J’avais, à cet instant, eu le sentiment que nous étions devenus des êtres amorphes, dépourvus de toute humanité envers nos semblables : des petits soldats dociles qui obéissions par automatismes (mettre des sous dans un horodateur pour garer son véhicule), des personnes aveugles (devant un mendiant allongé sur un quai de métro), des fourmis travailleuses qui attendions que l’on veuille bien nous accorder quelques jours de vacances pour jouir de cette vie de consommation.
Nous nous réfugions ainsi, l’espace d’un week-end, dans des plaisirs instantanés.
Vivre sans se prendre la tête.
Cette formule me convenait. Je restais ainsi immobile, perdu, cette fois, dans des pensées futiles. Le temps passait sans qu’il se passe la moindre chose.
Je notais : « R.AS »


7 h 05

Alors que le jour commençait à poindre, assis dans cette cuisine, le dos courbé et les membres engourdis, je souriais sans raison.
Je débouchais une bouteille de bon vin, comme si c’était fête au palais avec Bush et Poutine à ma table. J’imaginais les regards qu’ils s’échangeaient ces deux-là : ils n’en pouvaient plus, ils jouissaient littéralement de se considérer comme maîtres du monde. À chaque bout de table, il y avait ainsi eu un vrai feu d’artifice « est-ouest » de semences rares, issues des divins glands de ces géniteurs exceptionnels. Pour éviter un tel gâchis, et au nom de la science moderne, celle du clonage, des valets, en blouse blanche, équipés d’entonnoirs sophistiqués et de cuillères argentés, sillonnaient la pièce, comme s’ils étaient à une chasse aux papillons, afin de ramasser sur les lustres, sur les fauteuils Louis-Philippe, et sur les tapis persans, ces spermes présidentiels recherchés. En mélangeant les deux, on pouvait imaginer la naissance d’ un petit être blond, de petite taille, avec un QI négatif, mais avec des joues creuses, des oreilles décollées, adorant pratiquer le judo et le base-ball, et promis, avec toutes ces qualités, à diriger le monde entier.

L’image de ce futur génie était restée trois seconde seulement devant moi.

J’étais revenu à la réalité en regardant ma propre image dans le miroir du salon. Je voyais un homme ébouriffé, aux yeux rougissants, qui voulait modestement continuer à vivre en gardant de l’insouciance, celle qui lui permettait de rêver sa vie et de tout faire pour vivre ses rêves. Rien de plus. Mais c’était énorme comme défi dans la France d’aujourd’hui.

J’avais d’ailleurs senti, dans ce miroir, poindre, sur mon visage, une certaine gravité.

Je venais progressivement de me rendre compte que le monde dans lequel nous vivions, évoluait de façon curieuse, sans repère, sans trop de questionnement, aussi.
Des brigades de « Bonjour » composées d’enfants et d’adolescents arpentaient les rues des villes pour dire bonjour à chaque passant croisé. Ceux qui ne répondaient pas écopaient d’un procès-verbal, sous forme d’un tract rappelant les droits et devoirs des citoyens.
On en était arrivé là.
On dressait continuellement des pans entiers de population les uns contre les autres avec une facilité déconcertante.
On montrait du droit les homosexuels un jour, les musulmans un autre. Bientôt ce serait la voisine uniquement parce que…" Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux… "
J’avais en tête ce témoignage de Myriam 42 ans, une amie qui partageait sa vie avec Anne. Une relation cachée, conditionnée par une kyrielle d’interdits dans les gestes, les mots et de désir d’enfants. Ses parents n’en savaient rien, pas plus que ses employeurs :
Je ne les sens pas prêts à entendre cela. Ils font partie de cette génération à qui l’on a présenté l’homosexualité comme un délit, voire une maladie mentale. Cela a laissé des traces et puis, ils sont catholiques. C’est immoral pour eux.
(Sur une proposition de Robert Badinter, l’assemblée nationale a voté la dépénalisation de l’homosexualité en 1982. L’homosexualité sera retirée de la liste des maladies mentales de l'O.M.S. (Organisation Mondiale de la Santé) en 1991.

Je pensais alors à Jean-Luc et Pascal, la trentaine, un couple de copains qui vivait dans l’Est de la France. Ils assumaient et voulaient bien comme tout le monde se marier, avoir des enfants, bref fonder une famille avec un statut parental clair comme tout hétéro. Ils nous avaient, un soir, clairement livré leur état d’âme :
- Souvent, on s’entend répondre que le PACS c’est déjà ça mais quand on voit l’Espagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Suède qui autorisent et reconnaissent l’adoption ou le mariage, on se dit que la France est drôlement à la traîne.

Je posais cette question : " Dans un état laïc, en quoi le mariage homosexuel et l’adoption posent-ils problème ? "

Suivant les circonstances, les autres boucs émissaires étaient les musulmans. Et pas seulement dans notre pays. Les attentats du 11 septembre 2001, à New York, avaient bien marqué les esprits. L’équation simpliste qui en avait découlée, avait fait boule-de-neige : barbus=Arabes=islamistes= poseurs de bombes fanatiques !
Il y avait même des dessinateurs scandinaves qui avaient choisi ce thème pour égayer leurs journaux.
Ces caricatures avaient eu l’effet d’une autre bombe, qui avait, celle-là, failli déclencher une troisième guerre mondiale.
Le pape Benoît XVI avait eu alors la bonne idée, lors d’une de ses adroites pensées dominicales, de proposer un lien entre islam et violence pour faire avancer le débat pacifique, ce qui avait fait immédiatement réagir toute la communauté musulmane à travers le monde : une grenade avait été lancée devant une église à Gaza ; deux turcs avaient détourné un avion vers l’Italie afin de pouvoir transmettre un message au même pape…
Aimez vous les uns les autres…
Les Arabes devenaient ainsi des têtes de turcs. L’expression ne reflétait pas les alliances internationales du moment puisque la Turquie était justement devenu un allié fort des USA, notamment sur l’armement- dans sa croisade au Proche-Orient. Mais l’expression collait à la réalité.
- Je vous présente mon ami Mohamed. Il est avocat.
Au cours de cette soirée barbecue citadine tendance bobo, Mohamed avait été pressé de questions, au même titre que Georges, de nationalité grecque, accessoirement informaticien de profession ou de Victoria, une Espagnole accessoirement dans l’exportation de bijoux fantaisie. Ces invités-là étaient intéressants socialement et dans ce cas porteurs d’exotisme.
- Ah, cette ambiance dans les souks et le parcours en 4x4 dans le désert…. Grand moment de liberté ! Et puis, on s’est découvert une petite gargote, où le tajine poisson était du tonnerre. Tout ça pour trois fois rien… 
Karim, 40 ans, d’origine algérienne, né en France, père de trois enfants, n’avait, quant à lui, pas toujours droit à ces mêmes égards. En Lozère, il se sentait souvent regardé de travers à la boulangerie ou à l’école du village. Idem au boulot :
- Mon statut d’employeur intérimaire ne doit sans doute pas arranger les choses. On ne m’a jamais taxé de fainéant mais on sent que les questions sont insidieuses et qu’elles veulent dire cela. Pire, on sous-entend que j’ai fait trois enfants pour toucher le gros lot de la CAF. Je ne suis pas certain que l’on tienne le même discours à une femme de ménage portugaise ou un restaurateur thaïlandais. Pourquoi cette méfiance ? Ces certitudes ?
Je griffonnais ces questions : "La France se projette-elle comme une société pluriethnique ? Le fait d’être arabe est-il devenu un sujet tabou ? Peut-on en parler sans être taxé de raciste ? Pourquoi certains immigrés sont-ils mieux perçus dans la société française que d’autres ? "

Cette question de l’immigration divisait les Français, abreuvés de clichés, de faits divers, de reportages troublants, parfois aussi.
On voyait dans l’un d’eux, Ahmed, un Algérien d’une trentaine d’années, arrivées à Nice un beau matin en train. Il venait d’Italie. Il était alors interpellé par la police de l’air et des frontières. Il n’avait aucun papier d’identité sur lui. Juste un titre de transport ferroviaire. Après interrogatoire, et instruction du parquet, il allait être expulsé de France en direction de … L’Italie ! Trois fonctionnaires de police l’acheminaient alors en train D en première classe- jusqu’à Menton où il était remis aux autorités italiennes. Celles-ci, après l’avoir contrôlé, décidaient de le remettre en liberté à Vintimille quelques minutes plus tard. Ahmed retournait aussitôt à la gare pour reprendre un train en direction de … La France ! Résultat : plusieurs fonctionnaires français et italiens avaient été mobilisés pendant six heures pour rien, ou plutôt… Pour respecter la procédure. Et ainsi de suite…
Question : "Une politique nationale de lutte contre l’immigration clandestine est-elle efficace quand les frontières ont disparu ? Quelle politique peut mettre en place l’Europe sur cette question ? Faut-il renforcer les contrôles au niveau européen et harmoniser les politiques dans ce domaine ? "


Je me souvenais aussi de cette autre histoire, celle d’une famille colombienne, sans papier, mais parfaitement intégrée dans notre pays, depuis des années. Les parents travaillaient. Les trois enfants étaient scolarisés. Ils avaient un logement. Mais toute cette famille était menacée d’expulsion. Après ce reportage, dans le même journal télévisé, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur, avait présenté son projet de loi sur le thème de l’immigration choisie.
Son argumentation avait été simple :
- La France, on l’aime ou on la quitte ! (…) Partout dans le monde, les États choisissent leur immigration. Pourquoi ne le ferions-nous pas, en France, afin de pouvoir accueillir des familles en leur offrant un travail et un logement décent ?
Dans le même temps, des familles entières, qui aimaient la France et qui vivaient dans des conditions décentes - avec enfants scolarisés et parfaitement intégrés - étaient expulsées vers leurs pays d’origine, parfois sans ménagement parce qu’un seul critère n’avait pas été rempli dans leur demande de régularisation.
D’autres, sans papiers, parrainées par des artistes, observaient une grève de la faim dans un gymnase de la banlieue parisienne après avoir été expulsés de leur squat…
Question : "Peut on procéder à des régularisations ou à des expulsions massives de sans papier, sans placer l’humain au centre du sujet ? "

Je revoyais également les images, sur France 2, de l’émission "À vous de juger" présentée par Arlette Chabot, qui avait pour thème : "les vrais enjeux pour 2007". Plus d’une heure de débat avait été consacrée à l’immigration subie, choisie ou acceptée. Comme si l’immigration était le centre de tous les maux, de tous les tracas, de tous les Français.
On y avait englobé dans le même temps, la question du droit de vote délivré ou non aux étrangers, la régularisation ou non des sans papiers, l’intégration ou non des immigrés, la fermeture ou non de nos frontières, l’exploitation ou non des sans papiers par des entrepreneurs, etc.
De l’extrême droite à l’extrême gauche, chacun s’était déchiré sur ces points. Au final, l’émission s’était terminée sur un pied de nez.
En quelques images, Zinedine Zidane avait annoncé sa retraite. Un tour de table avait été organisé sur le charisme du grand footballeur. Chaque invité avait alors brossé un tableau de louanges sur l’artiste du ballon rond, semblant oublié que l'ex-capitaine de l’Équipe de France de football, ainsi que toute sa famille, étaient des anciens immigrés algériens.
Il me paraissait donc logique d’écrire ceci : " Pourquoi l’immigration apparaît-elle uniquement comme un thème de campagne électorale qui divise les Français ? " 

De l’immigration, on arrivait généralement vite à parler de religions. Un autre sujet tabou.
Je m’interrogeais : "Pourquoi n’enseigne-t’on pas dans nos écoles le fait religieux en toute objectivité, l’athéisme compris, pour une meilleure compréhension des croyances mais aussi de leurs dérives (intégrisme, fanatisme) ? "

Les religions s’infiltraient un peu partout, dans notre société pourtant laïque mais en quête de valeurs.
Elles étaient, dans notre pays, surtout là où on ne les attendait pas.
Le 9 décembre 1905, une loi avait marqué définitivement la séparation de l’Église et de l’État. Dans l’article premier, il était mentionné que la République assurait la liberté de conscience. Article 2 : La République ne reconnaissait, ne salariait ni ne subventionnait aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivait la promulgation de la présente loi, étaient supprimées des budgets de l'Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes.
C’était la loi.
"Mais alors pourquoi l’État, les collectivités subventionnaient-ils encore les écoles privées et les travaux d’église ? Pourquoi, lors de la mort des papes, les drapeaux en France étaient-ils en berne ? Est-ce que la ville de Saint-Étienne par exemple allait dans le sens de cette loi lorsqu’elle dédiait une plaque de rue à Jean-Paul II ? "

Je m’imaginais alors dans un tribunal pour être jugé. Il y avait des hommes vêtus de blancs avec des casques en pointe qui avaient seulement prononcé la sentence : ma mort par crémation.
J’étais donc là attaché à un poteau, au milieu de fétus de pailles, dans cette rue stéphanoise.
Devant la foule composée de milliers d’hommes et de femmes, portant des écharpes vertes autour du cou, j’allais être cuit sur un bûcher pour apurer définitivement mon outrecuidance, payer cette perfidie.
Oui, en France, pays des droits de l’homme, on pouvait être menacé et condamné à mort parce que l’on avait exprimé son point de vue sur une religion, à la tribune d’un journal, dans un livre.
J’étais terrorisé à l’idée de me retrouver, finir ma vie, telle une entrecôte grillée, dans cette rue baptisée "Jean-Paul II", au cœur du Forez.
Il ne restait que quelques minutes avant mon élimination. Je sentais le souffle et la fébrilité de la foule.
À cet instant, seul un miracle pouvait me sauver.
Et il se produisit : sur un centre, venu de la gauche, Dominique Rocheteau, l’ange vert, surgissait de nulle part pour délivrer le monde entier avec la grâce et l’efficacité dont il avait toujours eu le secret. Sa botte magique. Une clameur s’était élevée de la foule et je m’étais soudainement retrouvé sur les épaules d’un stéphanois, portant une perruque verte, un drapeau dans la main, en train de l’agiter. Tout cela sous le regard de Bernard Pivot qui applaudissait et de Robert Herbin, le sphinx, qui me souriait…




7 h 30
J’avais été ainsi sauvé de la justice divine.
Mais pouvais-je l’être de la justice des hommes ?

En retrouvant mes esprits, je m’étais alors posé une question simple : Quelle est la plus haute juridiction pénale dans le monde, celle qui est au sommet de la pyramide, la juridiction de référence ? 
J’avais eu une vague idée.
J’avais pensé au Tribunal pénal International qui siégeait à la Haye. Mais pour en être sûr, j’avais décidé de pianoter sur internet pour avoir la bonne réponse. Bingo.
On pouvait découvrir en prime sur le net des points de vue pertinents sur ce tribunal, présenté comme le lieu où l’on juge les plus grands crimes commis dans le monde.
Jacques Vergès, le célèbre avocat français (qui fut, un moment, défenseur du feu Milosevic, au sein même de ce tribunal) affirmait en effet :
Le TPI est un scandale juridique. Il est né par une décision du Conseil de sécurité, alors que le Conseil de sécurité n’a aucun pouvoir en ce sens. Certes, le Conseil de sécurité dans la défense de la paix, a des pouvoirs extrêmement larges. Mais il faut un pouvoir exprès pour créer une telle institution. Et le Conseil de sécurité n’a pas ce pouvoir exprès (...) La deuxième chose qui m’apparaît indécente relève du fonctionnement du tribunal. Il y a deux choses qui sont scandaleuses. D’abord les ressources, le financement. Ses ressources proviennent soit des états et des fondations, soit de particuliers comme monsieur Soros. Pour moi, c’est une justice entretenue. Comme on dit d’une femme qu’elle est entretenue quand elle ne vit pas de ressources légitimes, mais des cadeaux de ses amants. De ceux qui l’aiment. Or le TPI fonctionne avec les cadeaux de ceux qui l’aiment (...) Est-ce à dire que les juges sont partiaux ? Imaginez. Je suis locataire, pendant les vacances, d’une villa. J’ai un conflit avec mon propriétaire qui me d— t-ce que je peux accepter un tel juge ? Pour en revenir à ces donateurs, aux états donateurs, il ne faut pas oublier que ce sont les états musulmans, la Malaisie, l’Arabie Saoudite. L’Arabie Saoudite qui, comme on le sait, est un exemple de démocratie... Et puis c’est aussi monsieur Soros ! La troisième chose qui me choque, toujours à propos de son fonctionnement, c’est sa procédure. Depuis Montesquieu, on n’a de cesse d’affirmer qu’il existe trois pouvoirs distincts : C’est l’exécutif, le législatif, et le pouvoir judiciaire. Les parlements sont là pour faire les lois, et les juges pour les appliquer. Le tribunal pénal international élabore lui-même ses propres procédures. Et en change comme de chemise ! Tous les six mois, on change la procédure. Pour moi, c’est une violation claire de la règle de la séparation des pouvoirs. Donc naissance illégale, financement douteux et confusion des pouvoirs. Adieu Montesquieu ! (...)

Jacques Vergès ne m’avait pas remonté pas le moral.
Mais son témoignage avait éclairé ma lanterne.

J’inscrivais cette question sur ma feuille : "La plus haute juridiction pénale du monde a-t’elle une légitimité et son fonctionnement est-il le modèle que l’on pourrait attendre d’une institution mondiale ? "






7 h 45

La maison n’allait pas rester silencieuse très longtemps. Je le savais.
Dans quinze minutes précises, les réveils allaient sonner dans toutes les chambres.
La vie, celle de tous les jours, allait reprendre sa place. Mes enfants allaient venir me rejoindre dans cette cuisine pour prendre leur petit-déjeuner.
J’attendais comme une délivrance cet instant. Mais je voulais également profiter des derniers moments de cette nuit blanche qui m’avait semblé particulièrement prolifique.

J’avais ouvert les volets de la salle à manger.
En face de moi, l’océan était calme. Je sentais une forte odeur d’embruns, de goémons.
Sur la plage, sur la laisse de mer, c’est-à-dire la bande de sable constituée au plus haut de la marée avant de se retirer dans la nuit, je voyais quelques coquillages, quelques morceaux de bois rongés par le sel aussi. Il y avait un peu de vent et on avait l'impression, à chaque bouffée d'oxygène, de faire le plein d'iode et de bonne santé.
La santé, c’était la clé pour continuer à vivre.
Cette question était donc essentielle.
Téléthon en décembre, Sidaction en avril… Chaque année nous étions appelés à nous mobiliser pour donner un coup de pouce à la recherche en matière de santé. Le sidaction 2006 avait ainsi rapporté 6 millions d’euros. Soit le prix – payé par l’État - pour l’acheminement inutile du " Clémenceau " (certes également en mauvaise santé) vers l’Inde et retour...
J’avais encore un peu d’encre dans mon stylo : " Quelle place est faite à la recherche dans le budget global de l’État ? Pourquoi faire appel à la société civile pour donner pour des causes humanitaires comme s’il était question de charité sur des affaires qui relèvent de la solidarité nationale ? Y a-t-il une place pour la vie dans les budgets colossaux attribués chaque année, par exemple, à la défense nationale ? "

La santé, c’était l’affaire, de chaque individu. Chacun avait donc son idée sur…. Le fameux trou de la Sécu !
On en parlait également partout, tout le temps : de la salle d’attente du dentiste ou chez son pharmacien, au travail, comme à la maison. Ce n’était plus un trou mais un abîme : 11,6 milliards d’euros de déficit général (salariés) en 2005.
La Sécurité sociale, née de l’idéal d’une société solidaire, se portait donc au plus mal du fait de ce trou jamais comblé.
Chaque année une série de mesures, visant à le réduire, arrivait pourtant. L’objectif était annoncé : diminuer la consommation des médicaments (les Français sont les premiers du monde) et globalement faire la chasse au gaspi. Tous les corps de la santé avaient été sensibilisés : les médecins de ville étaient invités à pratiquer une meilleure gestion des arrêts de travail et certaines prescriptions, tout comme les hôpitaux (politique d’achat plus rigoureuse). Même les patients étaient mis devant leurs responsabilités : pas jusqu’à demander de ne plus être malade mais de choisir, par exemple, un médecin traitant unique, de supprimer le remboursement de certains médicaments (expectorants, fluidifiants bronchiques, antidiarrhétiques). Mesure facilement contournable d’ailleurs par les médecins qui avaient la possibilité de prescrire d’autres marques.,…
J’écrivais pour tenter de comprendre : " Pourquoi ce trou ? D’où proviennent les dépenses de la Sécu, et quelles sont ses recettes ? Une transparence totale sur la gestion de ce dossier est-elle possible ? À quand une politique de promotion de médicaments génériques moins coûteux ? Peut-on solliciter davantage la participation des laboratoires pharmaceutiques dans cet élan de réduction du déficit ? Peut-on concrètement combler une fois pour toute ce trou par un simple transfert de lignes du budget de l’Etat ? "

La santé, c’était donc la vie. Comme une naissance.
Aujourd’hui, j’ai eu un petit Hugo de 3,650 kgs.
Il était 21 heures, Claude, sage-femme dans un hôpital public de la banlieue parisienne de retour à la maison, nous avait évoqué avec bonheur « ses » naissances qui rythmaient son quotidien. Son travail la comblait. Le fonctionnement de l’hôpital, beaucoup moins :
- Pour réduire le déficit de la Sécu, le gouvernement a décidé d’octroyer de l’argent aux établissements en fonction de son activité réelle. En gros, plus il y a de l’activité, des actes, de longs séjours, plus le budget versé à l’hôpital est élevé. C’est la porte ouverte aux soins guidés par l’économie. Et qui trinque ? Les patients. Comme par hasard, les césariennes, les épisiotomies sont en augmentation. Le système est pervers.

Je notais : "Peut-on sérieusement mettre en place une politique de santé publique cohérente sur des bases de fonctionnement aussi malsaines ? "

Au quotidien, pour se faire soigner, il fallait, justement, souvent avoir… De la patience et une bonne santé ! Les médecins généralistes désertaient de plus en plus les campagnes, également boudées par les internes appelés à choisir un lieu d’affectation, à l’issue de leurs études. Pour avoir un rendez-vous chez l’ophtalmo, c’était un vrai parcours de combattant. Il fallait se rendre dans une grande ville avec deux mois d’attente en prime. Pour soigner sa vue, les deux premières choses à faire étaient donc de garder un bon œil sur le calendrier et de prendre enfin sa voiture pour aller chez l’ophtalmo situé à cent bornes…
En octobre 2006 selon le ministère de la Santé, 324 postes de généralistes n’avaient ainsi pas été pourvus, les étudiants préférant même redoubler plutôt que d’exercer dans ces régions rurales jugées peu intéressantes. Que fallait-il faire ? Imposer ? Encourager, faciliter l’installation de ces nouveaux arrivants ?


Au moment où je rangeais ma bouteille de vin et plaçais sur la table, les bols des enfants, leurs litres de lait et leurs céréales, je pensais à leur santé et à notre alimentation. Les alertes n’avaient pas manqué ces derniers temps.
Grippe aviaire … Les ventes de poulets, canards et autres volailles battaient de l’aile.
Vache folle… Les bouchers ruminaient quand le prix du steak s’effondrait.
Le temps était hélas à la mal bouffe avec l’industrialisation de l’alimentation, les poulets à la dioxine, le bœuf aux hormones, le fromage à la listériose, les OGM (organismes génétiquement modifiés)…
Les consommateurs avaient ainsi le sentiment que la rentabilité, les intérêts économiques primaient sur la santé. Les avis d’experts souvent contradictoires ne semblait pas les sécuriser.
Question : "Où est la vérité ? À quand une transparence totale dans tout ce qui touche à la sécurité alimentaire ? "

On mangeait de plus en plus mal. Les produits de qualité se faisaient rares. Ceux des petits producteurs.
Leurs étals sur le marché s’étaient réduits comme peau de chagrin. Leurs fruits et légumes étaient présentés dans des cagettes, dans leur jus, c’est-à-dire encore plein de terre pour certains comme les carottes ou les oignons, difformes pour les poires, bref de ces petits défauts qui rendaient les lois de la nature sympathiques.
Chez eux pas l’once d’un haricot vert ou d’un melon en hiver :
- Ma petite dame, ce n’est pas la saison ! 
À côté de ses résistants, il y avait des grands étals magnifiquement érigés en pyramide, avec de belles mises en scène de fruits et légumes qui pétaient de couleur, de rondeur… Et derrière, commerçant qui s’approvisionnait, le matin de bonne heure, au M.I.N.
Tout le monde se ruait sur la belle pyramide. Le petit producteur, avec ses légumes de saison tout juste sortis de terre, seul à son stand, comptait les points.

Un peu plus loin, au marché, un autre petit producteur résistant, proposait son vin à la dégustation. C’était un jeune viticulteur récoltant de Saint Nicolas de Bourgueil, qui était fier de présenter son « jus » de raisins cultivés en agriculture biologique. Il avait osé aller jusqu’au bout de sa démarche, à l’époque où des négociants travaillaient, à une échelle mondiale, et sous les conseils avisés d’œnologues et autres spécialistes en marketing, à l’élaboration de vins standardisés, uniformisés sur le plan du goût, avec une nette tendance à ajouter, par exemple, de l’arôme «fût de chêne" dans tous leurs produits.
En pensant à mes enfants, qui n’avaient pas encore émis le désir d’aller dans un Mac Do et qui n’avaient jamais bu une goutte de bon vin, je notais : "Les gens de la terre, avec leur relation particulière qui les lie avec la nature, ont-ils encore une place pour vivre? Faut-il les encourager ou au contraire, leur faire comprendre qu’ils ne sont plus de leur temps ? "


8 h

Le temps de trois dring et d’une sonnerie de portable, la maison s’était soudainement animée.
- Papa, tu fais quoi dans la cuisine ?
- Et maman ? …Y’a papa qu’est tout nu dans la cuisine en train d’écrire une lettre ? Il a mis un sacré bazar !
Le petit-déjeuner est prêt ? Vous pouvez venir, mais ne faites pas de bruit pour ne pas réveiller maman. Chut !, avais-je lancé dans un cri étouffé.
C’était la vie de famille.
Avec le traditionnel speed matinal pour être dans les temps, sans être trop stressé pour autant.
Nous étions assez privilégiés dans notre organisation pour concilier école et boulot. Nous n’avions pas besoin de problème de garde, non plus. Comme cela arrivait dans les villes.
Une copine, Corinne, employée de magasin, installée avec son mari depuis peu dans les Yvelines, et enceinte jusqu’au cou, n’avait, elle, toujours pas trouvé de système de garde pour sa fille, deux ans, pas encore scolarisable et son futur garçon. Pas une place de libre en crèche. Pas une assistante maternelle qui voulait faire du rab le soir après 18 heures (Corinne terminait son travail le soir à 19 heures).
Alors en désespoir de cause, avec une autre maman dans le même cas, habitant tout de même à l’autre bout de la ville, elles allaient prendre l’option de garde commune à domicile, de manière à partager les coûts quand même très élevés. Système qui aura forcément ses limites très vite, au moment où sa fille rentrera à l’école, la nounou, n’ayant tout simplement pas de voiture. Un autre futur casse-tête à résoudre.
Juste avant de replier mes feuilles dans un coin du salon, j’avais noté : "Comment des parents peuvent-ils envisager sereinement la reprise de leurs activités après une naissance ? Quelle place pour la famille dans la France d’aujourd’hui ? "

Tandis que mes petits anges, livrés à eux-mêmes, aspergeaient la table, leurs pyjamas et leurs figures de chocolat, madame émergeait.
Je buvais à mon tour du petit-lait. Car j’avais pas mal de choses à lui raconter, à partager avec elle.
Elle s’occupait à fond de nos enfants. C’était son choix qu’elle m’avait expliqué un soir :
- On travaille comme des cons et j’ai l’impression que c’est la nounou qui élève nos gamins à notre place. Je vais tout arrêter. Devenir un moment mère au foyer. Ce qu’elle fit.
Mais dans notre France du XXIe siècle, ce vrai job de mère au foyer n’était en rien valorisé.
Sans le montrer, ma femme avait souffert un temps de cette non-reconnaissance sociale. Elle existait et s’épanouissait totalement aujourd’hui à travers la photo.
Si tout travail méritait salaire, elle n’était pas payée pour s’occuper des enfants.
Nous avions alors pensé que la rémunération d’une mère au foyer pouvait être un moyen intéressant pour inciter les parents à remplir pleinement leur rôle éducatif, celui qui faisait tant défaut aujourd’hui et qui s’avérait être un réel problème dans les écoles.
Nous avions alors guetté des avancées sur cette question.
Il n’y en avait eu aucune.

Je questionnais donc, alors que la table du petit-déjeuner sans surveillance était devenue un espace d’expression artistique de style pop art : "Peut-on imaginer une mère ou un père au foyer payé par l’État pour éduquer ses enfants ? "

Nos enfants étaient heureux de cette situation matinale plutôt inédite. C’était bataille au chocolat, pendant que leur papa écrivait et que leur maman se réveillait doucement, un jour d’école en plus. Ça changeait des habitudes et ce n’était pas plus mal.
Afin de nettoyer, ce qui était possible de l’être, sur les visages des petits chéris, sur la table, sur le sol…. Je rangeais mes feuilles et décidais de me transformer en petite fée du logis.
- Allez ouste. Dans la salle de bain. Toilette pour tout le monde puis on s’habille car on va être à la bourre ! 
- Qu’est-ce que je mets ? 
- Tout est sur la chaise ! Regarde un peu !
Les dialogues étaient répétés... 

Propres et habillés, nous avions pris nos affaires : lourds cartables pour les enfants, sacs à dos léger rempli de papiers, en ce qui me concerne, pour faire bonne figure au boulot.
Il y avait trois kilomètres à effectuer en voiture pour aller à l’école qui était sur la route de mon lieu de travail.

Dans un paysage de brume et de brouillard, nous avions traversé une plaine désertique – un champ en jachère - puis un paysage plus coloré avec un petit-bois.
Les enfants avaient chanté, comme tous les matins, avec entrain :
- Le lundi au soleil, c’est quelque chose qu’on ne verra jamais, lala lala…
Puis, ils avaient enchaîné avec un autre tube :
- Ohé. Le bateau. Reviens. Reviens ! et Dans mon pays d’Espagne. Olé. Dans mon pays d’Espagne. Olé .

J’avais écouté ces grands classiques d’une oreille distraite car j’étais toujours plongé dans mes pensées.
J’avais, curieusement, en tête, au volant de ma voiture, au seul feu rouge de notre trajet … : La prochaine élection présidentielle.
J’étais dans un état particulièrement préoccupant puisque j’étais même rendu au soir… Du résultat !

Devant moi, le décor était planté. Les candidats, après s’être déchirés entre eux sur les plateaux de télévision, avaient serré des mains dans les traditionnels meetings, avaient été applaudis par des foules aussi enthousiastes que parfaitement conditionnées.
Partout, même dans le plus petit village, au fond de la vallée la plus reculée, des affiches avec leurs visages souriants, leurs bras ouverts, avaient été placardées devant les mairies.

On avait vu en fond des images de paysages verdoyants, d’horizons sans nuage et des regards brillants, portés vers le lointain.
Puis, pendant la campagne, on avait vu encore quelques poings levés en signe de victoire, quelques promesses affichées et autres mains émouvantes sur le cœur pour entonner une vibrante "Marseillaise".

Le jour J, celui de l’élection, avait été celui d'un long défilé d'hommes et de femmes de tout âge, de toutes conditions, devant des urnes installées dans des classes d'écoles, dans des salles municipales toutes décorées aux couleurs bleues, blanc, rouge.
Des millions de «À voté" avaient résonné dans toutes les communes de notre pays.
À l’heure des premiers dépouillements et des premières estimations, il y avait de l'effervescence dans les salles de rédactions.
Chacun essayait de décrypter sur les mines des présentateurs, sur les plateaux de télévision, celui ou celle qui avait raflé la mise.
Des millions de coups de téléphone s’étaient échangés entre parents et amis.
Puis avait commencé une soirée intense à la maison.
Madame s’était affalée dans son fauteuil en chien de fusil.
Moi, vautré sur la canapé avec deux oreillers sous la nuque. La télé était allumée. Un cendrier commun, à se partager, était posé à même le sol.
Ce dimanche à 20 h, le visage du Président de la République française allait apparaître enfin…

Le compte à rebours à l’envers avait été lancé. Il ne restait que deux minutes avant que le verdict ne tombe.
Je criais alors de toutes mes forces : 
- Et nous ?

Puis j’enchaînais ce cri par un flot de paroles sorties de je ne sais où, en m’adressant au poste : 
- As -tu pensé aux oubliés que nous sommes ? A tous ceux qui t’ont élu ?
Et je criais encore, mais cette fois en hurlant :
- Et nous ? Putain… Tu y penses à nous ?… Et nous ?

J’avais été court-circuité dans mes pensées furibardes, juste avant d’arriver devant l’école, par une voix douce, celle d’un ange, assis derrière moi, sur un rehausseur, avec une ceinture en travers du visage :
- Papa, tu penses à quoi ?

- À plein de choses, à des trucs de grands, à la politique et tout ça… 

- Tu sais ce que je veux être quand je serais grand ? 

- Non…Oui. Tu ne voulais pas devenir footballeur ? 

- Depuis que la France a perdu, j’veux plus ! J’ai changé…
Je veux être… Président de la République ? 

Les enfants ont un sixième sens.
Ils doivent lire dans les cerveaux des adultes.
J’avais alors bafouillé :

- Et pourquoi donc…Tu veux être Président ? Tu sais ce qu’il fait le Président ? 

- Oui. Il fait ce qu’il veut et il commande tout le pays. S’il a envie par exemple de bonbons. Il demande à quelqu’un d’aller lui en acheter. Et, en plus, c’est pas lui qui paye ! Car lui, il ne paye jamais… 

Tout s’éclairait alors.

Une lumière irradiait mes yeux, l’intérieur de l’habitacle, la rue et le ciel tout entier…

Toutes ces questions griffonnées, je les avais écrites pour mes enfants dont… Un futur Président qui aurait, dès à présent, à apprendre trois choses :

À partager son pouvoir.
À ne pas prendre les autres pour ses larbins.
Et à acheter, soi-même, ses bonbons.


Béatrice FONTENEAU et Jean-Michel LAURENCE
Novembre 2006