Et nous? Un cri au bout de la nuit

Cet écrit est publié seulement sur ce blog. Il n'a qu'un seul objectif: apporter sa pierre au débat politique sur le fond. Il est volontairement léger, sur la forme. Bonne lecture.

A tous ceux qui rêvent leur vie et vivent leurs rêves....

Mercredi 13 septembre 2006,
20 h 11

Une soirée intense à la maison.
Madame s’était affalée dans le fauteuil en chien de fusil. Moi, vautré sur le canapé, comme d’habitude, avec deux oreillers sous la nuque. Un cendrier commun à se partager, était posé à même le sol. Un rituel.
La télé venait d’être allumée.
À l’écran, Michel Denisot, dans son Grand Journal, sur Canal +, demandait à ses invités :
-  Vous savez qui l'on surnomme "dix minutes douche comprise" ?
La comédienne Michèle Bernier connaissait la réponse et s'empressait d’ailleurs de la donner, dans un fou rire :
- Je sais : c’est Jacques Chirac.
Cela pouvait laisser penser que la fille du professeur Choron avait testé elle même ces "dix minutes douche comprise"…. La suspicion à deux balles était bien sûr relevée et faisait marrer tout le monde.
Les auteurs du bouquin "Sexus politicus" étaient aussi aux anges. De façon professorale, ils confirmaient qu'il s'agissait bien du Président de la République.
Zapping.
Patrick Poivre d'Arvor lançait sur TF1 un sujet sur un homme qui, en Savoie, avait porté plainte contre son voisin agriculteur car il ne supportait plus le son des cloches de ses vaches.
Puis le présentateur rendait l'antenne assez tôt pour cause de retransmission d’un match de football, l’affiche Lyon-Réal de Madrid en ligue des Champions.
Zapping.
Sur Canal, une belle blonde présentait, dans un spot, sa nouvelle émission consacrée aux présidentielles. On pourrait, grâce à elle, suivre les coulisses de la campagne, les rendez-vous chez le tailleur des candidats, etc.

Il était ensuite programmé sur cette même chaîne un film de Woody Allen : "Melinda et Melinda". Nous l’avions regardé. Ça parlait de vie toujours trop courte à la sauce Woody Allen sur fond de notes jazzy et de décor de bistrot parisien. Le scénario était sympa : à la table d'un bistroquet, deux metteurs en scène imaginaient une même histoire et ils la racontaient, l'un de façon positive et l'autre de façon négative. Tragédie et comédie s'entremêlaient donc.
À la fin du film, le message était clair et subtil : il fallait profiter de la vie. Vivre pleinement. Cela nous avait fait du bien.
- Allez un dernier zapping avant d'éteindre le poste et on va se coucher, avais-je lancé à ma moitié les yeux brillants.
- On peut jeter un coup d’œil deux minutes sur la nouvelle émission de la 2, avait glissé madame, dans un bâillement.
Sur France 2 venait de commencer "l'Arène de France".
Après le générique, un homme, à la chevelure bouclée et aux amitiés aristocratiques, était visiblement heureux de présenter sa première émission "politique et de divertissement".
Premier sujet traité : "Une femme peut-elle diriger la France ?"
Immédiatement, les spectateurs sur l'immense plateau étaient invités à voter : oui ou non en appuyant sur une télécommande. Le résultat s'était affiché dans la foulée : 87 % de Oui. 13 % de Non. Le plus sérieusement du monde, deux avocats à la Cour, étaient commis d'office pour présenter leurs plaidoiries justement en faveur de ce oui ou de ce non. Comme au théâtre et dans une arène. D’où le nom du talk show.
Après un court sujet à charge sur Ségolène Royal multipliant les grands sourires en meeting et présentée comme n'ayant aucun programme, Philippe Sollers prenait la parole pour délivrer sa philosophie : pour lui, la politique avait justement changé depuis que l'on était passé au quinquennat. On se foutait de savoir si Ségolène Royal avait un programme ou non. Elle était belle. C'était une femme et c'était cela le changement dont la France avait besoin. Une fois au pouvoir, elle aurait des idées puisqu’elle était soutenue par un parti de gouvernement. Avant d’être élu, cela ne servait donc à rien de présenter quoique se soit.

Les mâchoires serrées, la représentante des Chiennes de garde, assénait alors le couplet, déjà entendu cent fois, de la victimisation des femmes écartées de la vie politique depuis des lustres. Et qui pouvait cultiver un goût légitime de revanche.
On passait même quelques images d'archives des années 60 en noir et blanc dans lesquelles une femme expliquait justement qu'elle ne s'intéressait pas à la politique parce qu'elle n'avait pas le temps, à cause des enfants, du ménage, et que de toute façon elle ne comprenait pas bien tout ce que les hommes politiques disaient ….

Nous avions éteint le poste, rassasiés.
On nous l’avait annoncé : la rentrée du service public audiovisuel serait "sanglante" … De l’info, de la vraie, de la culture, de la pertinence, de la profondeur dans le traitement… C’était bien au-delà de nos espérances. Nous avions décidément bien fait de payer notre redevance.

Dans notre lit, tandis que madame s’endormait vite, je n’avais pu, quant à moi, fermer l'œil.
Ça tournait dans ma tête. Toutes ces images mal digérées s’entrechoquaient les unes contre les autres.
J’avais froid, tout en ayant la bouche sèche. Et je fixais le plafond.
J’avais ainsi le charme d’un crapaud, coincé dans un congélateur. Mais au lieu de coasser, je réfléchissais. Enfin, je faisais comme je pouvais avec mon cerveau congelado.

Et si demain la France devenait une terre d’accueil et de résidence d’un régime de type fasciste ? Tout n’était-il pas rassemblé pour que cela puisse se produire ?
J’avais en tête ce sondage, lu dans Ouest-France en juin 2006 : 69 % de Français ne croyaient plus à la droite, ni à la gauche dans notre pays. Un exemple parmi d’autres : 70 % approuvaient la mise en camp militaire de jeunes ayant des problèmes à l’école.
Jamais les thèmes de la sécurité, de l’immigration et de l’ordre, n’avaient été autant au centre de notre débat politique.
Même pour se divertir, les Français adoraient suivre à la télé des people en treillis et rangers patauger dans la boue sur un parcours de combattant au sein de la "1e compagnie" sur TF 1.
Ce monde, lisse et ordonné, était merveilleux. Le peuple ne se posait pas de question. Il n’avait qu’à voter à chaque élection, sans avoir à étudier les programmes précis quand il y en avait un - des candidats.
On pouvait même voter, à grande échelle, pour des extrêmes, sans afficher le moindre état d’âme. Mieux, on en était fier.
L’extrême droite n’était-elle pas arrivée au deuxième tour des dernières élections présidentielles le plus tranquillement du monde ?
Tout semblait donc réuni pour que tout nouveau rendez-vous avec le peuple se transforme, dans notre pays, en un autre grand moment pour notre démocratie.

Je fixais toujours le plafond qui s’était tout doucement transformé… en un champ de bataille !
C’était une grande plaine désertique, sans arbre, sans végétation.
Il y avait d’un côté, une foule immense, une masse silencieuse.
Et de l’autre, il y avait un groupe de généraux romains, en tenue, portant des casques à pointe dorés, ornés de plumes rouges. C’était comme dans Astérix.
Dans le groupe de généraux, on s’agitait afin d’élaborer des stratégies, monter des coups. On parlait fort, à haute voix. Souvent en même temps. De cette cacophonie, on ne comprenait que des bribes. On s’échinait visiblement à penser, déjà, à l’après-bataille, aux alliances possibles.
Sous les casques de ces généraux romains, se cachaient des hommes politiques de tous bord, des journalistes, quelques intellectuels.
Le plus galonné d’entre eux, claironnait alors, en pleine campagne, sa position :
- Oui ! Oui !
Et tout le petit groupe, donc chaque membre portait le même uniforme, criait, entre deux brouhahas, la même chose :
- Oui ! Oui ! 
La foule bigarrée, en face, écoutait, s’informait, mais ne parlait pas.
Le petit groupe de généraux continuait à marteler :
- Oui. Oui ! 
Sans même jeter un œil sur la réaction de la foule en face.
Il y avait pourtant des milliers de regards qui les observaient. Quelques voix s’élevaient maintenant :
- Ils ont vu qu’on était là, qu’on existait ? 
Le groupe de généraux, romains, comme étranger à toute réalité, restait dans sa bulle. On se chamaillait sur des textes, sur des articles, sur des mots qui résonnaient en échos : "concurrence", "libre et non fausséeeeeeee "… Toujours sans porter la moindre attention sur ce qui se passait en dehors de ce cercle, refermé sur lui-même.
En face, il y avait maintenant des millions d’hommes et de femmes, tous les habitants de notre pays.
On sentait de cette masse gigantesque, de ces silhouettes, debout les unes contre les autres, une pression, une force, monter.
Un grondement sourd se former.

Les généraux continuaient d’échanger, entre eux, des petites phrases et faisaient des jeux :
- Je te tiens par la barbichette, celui qui ira aura une tapette T’y va ou t’y va pas. Si t’y va pas, tant pis, j’en f’rais pas une maladie. 
On se tutoyait dans le cercle, on était tous copains. On partageait enfin le même mot.
- Oui ! oui !
Entre les deux camps, s’était formé un grand fossé, large, profond.
Et puis, d’un seul coup, comme dans un tremblement de terre, une foule de 15. 449.508 voix, avait fait corps en un seul cri, d’une puissance inouïe :
-  Noooooooon !
Les généraux ne s’attendaient pas à la brutalité, à l’ampleur de ce cri.
Tétanisés et ébouriffés par le souffle apocalyptique de ce "Non", qui avait traversé la plaine désertique avec violence, ils étaient, pour la première fois, restés figés, immobiles.
Seules, leurs têtes avaient bougé comme un hochet : pour la première fois, les généraux daignaient tourner leurs yeux vers la masse….

Mais, elle, après avoir prononcé son cri, franc et massif, avait déjà tourner les talons.

La scène se terminait par un gros plan sur un écriteau, planté au milieu de ce champ de bataille. Sur le plafond, au milieu de quelques casques qui erraient à terre, on pouvait lire : "référendum européen 2005".

Ces images de champ de bataille s’étaient ensuite dissipées.
Je revoyais alors le plafond de la chambre, des lamelles de contreplaqué de couleur marron clair. Mais il y avait toujours en son centre, un fossé. Celui qui séparait cette bulle politico-médiatique et mes aspirations profondes.

Quelques jours avant cette fameuse nuit du 13 septembre, Serge July – un beau général, au visage de baroudeur - sur France 3, dans "France Europe express" avait passé son temps, non pas à essayer de placer le débat sur les idées, mais à vouloir extorquer de la bouche de Lionel Jospin – un autre général qui s’était mis lui-même en réserve - sa réponse sur son éventuelle candidature à la présidence. On se taquinait. Avec le refrain déjà entendu :
- Je te tiens…Ira, ira pas. Si t’y vas pas, tant pis… 
La France était toujours là, face à eux.
Nous étions à l’an 2006, soit 11 ans après J.C, et rien n’avait changé dans la plaine. Le plus galonné des généraux (le fameux JC) était toujours entouré de ses lieutenants, même si bon nombre d’entre eux, lui étaient de moins en moins fidèles. Ça sentait la trahison dans les rangs. Mais le discours et l’attitude n’avaient pas évolué : toute la bulle se gargarisait du futur duel à venir, qui serait, à l’écouter, un gauche droite haletant donc ultra médiatisé.
Un nouveau combat de boxe où le style de chacun des deux combattants serait décortiqué, analysé, dans le détail.
L’affiche du combat avait été d’ores et déjà imprimée et largement diffusée.
On avait oublié ce qui s’était passé lors du dernier championnat. Où le candidat, dans le coin gauche, avait été mis KO avant même de monter sur le ring…

La foule, toujours ignorée, était juste là, invitée à faire des paris. Elle suivait les frasques de ce pouvoir politique, de plus en plus assimilé à «un paillasson où tous les guignols de toutes les infos invitent tout le monde à s’essuyer les pieds dessus", comme le décrivait le philosophe Alain Finkielkraut, qui considérait sur le même thème "qu’il y avait une dignité et une certaine noblesse à ne pas s’essuyer les pieds sur le pouvoir politique quand, justement, tout le monde le fait".

Pour tenter de capter l’attention de ces hommes et ces femmes, on utilisait parfois des slogans, une image, pour convaincre comme on vend un paquet de lessive. "Monopole du cœur " sur fond d’accordéon ; " force tranquille " sur fond de chapeau noir ; « Mangez des pommes " sur fond de gomina.
Mais le cercle restait fermé, hermétique.
La foule grondait à nouveau, envoyait des signes :
- On en a marre des "Il faut que", des "Y’a qu’à", des "je propose de faire ceci" quand on ne le fait pas quand on est pouvoir…. Attention !
Mais la forme supplantait encore le fond, tout le temps.

On soignait généralement d’abord son image, sa propre personne, puis son clan. On privilégiait, toujours les intrigues, les logiques de partis, les guéguerres fratricides entre égos démesurés plutôt que d’aller sur le terrain des engagements altruistes, avec des propositions claires et applicables sur des sujets d’intérêt général.

Le fossé devenait ainsi un boulevard à toutes les stratégies populistes visant à placer justement le bon peuple, au centre de la plaine, au risque que ce dernier s’écrase dans le ravin.
C’était l’une des fins possibles de l’histoire…

Dans mon lit, les yeux grands ouverts, j’avais entonné "Wonderful world".
Cette chanson m’avait bercé … 
Mais, le disque avait dû brusquement dérailler puisque je m’étais réveillé en sursaut avec pleins d’idées en tête :
Etions-nous condamnés à subir cet état de fait, à rester les simples figurants de ce grand spectacle permanent où s’enchaînaient émotions et images de souffrances, de drames, de guerres, ailleurs, toujours ailleurs, qui se superposaient aux cocoricos paternalistes, aussi peu réconfortants que trompeurs, du style : "Nous sommes une grande nation, forte, puissante, respectée dans le monde " et "un grand pays, celui des droits de l’homme, de la démocratie". Celle qui permet à chaque citoyen de voter. Une chance. Mais comment ? Pour qui ? Pourquoi ?
Etions-nous condamnés à devoir être représentés par des personnes qui préféraient, la plupart du temps, éluder les questions plutôt que d’y répondre ? Des femmes et des hommes - aussi beaux soient-ils - qui semblaient loin, trop loin de nos aspirations.
Etions-nous condamnés à être dirigés un jour par des bons communicants, qui promettaient monts et merveilles à une population, parfaitement préparée, conditionnée à voter pour n’importe qui pourvu qu’il puisse proposer une forme de rêve même s’il devenait cauchemar ?
Pouvions-nous continuer à garder cette méfiance envers les représentants de la toute puissance publique tout en demandant à cette même puissance publique d’assouvir tous nos besoins ?
Devions-nous rester passifs à attendre, sans ne rien faire, sans réfléchir, sans participer, que l’État central décide de ce qui est bon ou non pour nous ?
Comptions-nous, finalement, si peu, sur nos capacités à construire - et pas seulement à dénoncer ce qui ne va pas - pour les formuler ces interrogations constructives qui nous touchaient ?

Peu avant minuit, réveillé, mais toujours allongé dans mon lit, la tête toujours face au plafond, j’avais revu, dans un dixième de seconde, ce rictus de Michel Denisot quand il avait balancé sa devinette sur l’histoire de Chirac surnommé "dix minutes douche comprise".
Il m’était alors revenu cette phrase entendue, il y a plusieurs années par un universitaire, qui avait dit, reprenant le Général De Gaulle, je crois, que l’élection à la présidence de la République était la rencontre, à un moment donné, entre un homme, ses idées, son programme, et un peuple.
L’histoire des "dix minutes douches comprises" ajoutait à mon tourment. C’était exactement le temps que j’avais dû mettre à voter, pour la première fois de ma vie, pour ce même JC en 2002. Et je m’étais senti comme sale après l’avoir fait…
Le Président réélu avait obtenu au premier tour un peu plus de 5 millions de voix (le même nombre de suffrages obtenus par son adversaire du deuxième tour)… Avant de rassembler, grâce au désormais célèbre sursaut républicain : 82,21 % des suffrages soit plus de 25 millions d’électeurs.

Au-delà de ces chiffres, qui avait vraiment voté par conviction pour un candidat et ses idées, clairement exposées et débattues, et avec l’impression d’être parfaitement entendu ?

J’avais voté, me semble-t-il, comme la majorité des gens de notre pays, pour le moins pire. J’avais pourtant compris depuis longtemps que le chef de l’Etat ne pouvait être un homme providentiel, guérisseur de tous les maux. J’étais allé voter, vite fait. Puis avais tourner les talons. Rétrospectivement, j’avais peut-être envie d’une bonne douche…

Comme tout le monde, je me posais, parfois, des questions sur la vie de tous les jours, entre deux anesthésies télévisuelles. Mais rien de plus. Je n’avais jamais voulu me retrouver prisonnier d’un parti en prenant une carte. Je voulais rester libre de penser, de voter ou non, sans être obligé de suivre la moindre discipline de groupe.
Comme tout le monde, je ressentais des choses et avais un point de vue sur notre société. Je vivais. Je considérais que l’on pouvait aiguiser son esprit critique à travers un tas d’actions concrètes et simples du quotidien. Mais je n’avais jamais pris conscience, avant cette nuit, que ce cinéma avait largement trop duré. C’était étrange comme sensation : tout s’accélérait d’un seul coup. Etait-ce ce film de Woody Allen, et cette phrase entendue plusieurs fois, "la vie est décidément bien courte" qui influençait mon esprit ?

Jusque-là, j’avais toujours veillé à bien rester au milieu de la masse, dans la plaine. Mais là, j’avais l’impression d’être tout seul.
J’entendais pourtant encore les généraux, que je sentais de plus en plus détachés de toute réalité, promettre - quand la crise était grave et que la guerre semblait ouverte - qu’ils allaient écouter la foule. Mais leurs voix avaient doucement disparu. Je ne les entendais plus.
Je n’avais pas changé ma position d’un poil. Mes yeux de crapaud congelé étaient devenus globuleux. Des sortes de bigarreaux gélatineux et boursouflés, d’ampoules blanchâtres immobiles.
J’étais ainsi, non plus un homme profondément sexy, mais une sorte d’icône fantasmatique qui irradiait, avec ces yeux toujours posés sur le plafond, une lumière quasi mystique…
Ma tête était lourde.
Je prenais subitement conscience qu’il me fallait faire le vide mais je ne savais pas de quoi.
Non seulement pour éteindre l’incandescence de mon rayonnement surtout auprès de ma femme qui, dans son sommeil de plomb, semblait à ce moment précis complètement enflammée par la puissance magnétique que je dégageais mais surtout parce qu’il y avait, selon moi, une urgence à réagir.

J’étais dans le bon "mouv" : j’avais lu dans des journaux que les réservoirs d’idées (Think tank en anglais) fleurissaient sur le net pour tenter d’influencer les programmes des partis politiques lors de cette campagne pour les présidentielles 2007.
Des internautes remplissaient déjà, comme pendant la révolution, des cahiers de doléances.
J’avais bien entendu les messages des politiques qui avaient besoin qu’on leur donne des clés pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivions.
Cela m’avait terriblement amusé.
J’avais imaginé Sarkozy en short dans une cellule de Fort Boyard en train de tenter d’ouvrir des serrures alors que le plafond dégringolait sur sa tête. Il était tout nerveux et voulait aller jusqu’au bout de l’épreuve même quand tout le monde hurlait qu’il sorte….
Mais dans le même temps, je restais dubitatif sur cette démarche citoyenne. J’avais l’impression que la présence ou l’intervention du bon représentant du peuple, de la société civile, sur une chaîne de télévision, à la radio, et même sur le net, n’avait pour seul but de valoriser la bonne écoute de l’homme politique, censé lui répondre.
"Vous avez tout à fait raison", "aux affaires, je proposerai que"…
Tout cela m’avait semblé n’être qu’une mascarade, qu’une mise en scène de politique spectacle. Une stratégie de communication de plus, pour donner une crédibilité de forme sur un fond toujours absent.

C’est en repensant à ces cerveaux qu’il fallait rendre disponibles, les nôtres, aux annonceurs et autres bourreurs de crânes, que j’ai dû me lever, peu avant une heure du matin.

Comme un zombi aux pieds nus, en caleçon, je m’étais retrouvé dans la cuisine, affalé sur une chaise, les coudes sur la table.
Sans que je me souvienne comment j’avais atterri là.
Sur la table, il y avait un tas de feuilles blanches.
J’avais dû prendre machinalement un stylo puisque j’en avais un dans ma main droite.
Cela aurait pu ressembler à une scène de film des années 70, bien kitsch, mais avec mes yeux, quasi phosphorescents, on se rapprochait plus de l’univers de Spielberg… dans E.T.
Loin de toute fiction, je ne recherchais pourtant pas de maison puisque je trônais dans ma cuisine.
Dans cette pièce, où chaque objet était comme toujours à sa place – les assiettes avec les assiettes, les couverts dans le tiroir, en bas à gauche, les serviettes juste au-dessus des torchons - tout semblait comme déjà écrit.
Le seul élément perturbateur, c’était finalement, ma présence nocturne, surprise, à cette table.
Il régnait, y compris pour moi-même, une ambiance mystérieuse : qu’allait faire cet être dénudé, dans une cuisine, à une heure du matin, assis sur une chaise, à moitié endormi avec un stylo dans sa main droite ?

Dans la pièce, il ne se passait strictement rien pendant de longues minutes. Rien. Pas un geste, ni le moindre mouvement. Le silence juste interrompu par le ronron du frigo et une goutte qui tombait dans l’évier toutes les vingt secondes à peu près. À cause d’un joint qu’il fallait changer, mais comme je ne savais pas le faire, j’avais accepté avec la philosophie du bricoleur nul que j’avais toujours été, l’idée de cette libération d’une goutte dans notre évier toutes les vingt secondes.

C’était un instant de calme, d’éternité et de paix, comme dans la nature, où tout se fige quand un danger ou une catastrophe va arriver, juste l’instant qui précède l’éruption du volcan.
La tronche du volcan valait le déplacement : sur mon visage commençait à se dessiner tout doucement un sourire béat, avec la mine espiègle de celui qui rigole tout seul de la connerie qu’il va faire. Un vrai "lou ravi" (traduire "le ravi", c’est-à-dire le simplet du village en dialecte niçois).
Il n’était pas question, à ce moment-là, de me libérer d’un truc insupportable, d’une quelconque angoisse qui planait sur ma vie, sur notre existence, sur notre société, sur notre monde, sur notre avenir. Cela, de toute façon, faisait trop pour ma modeste personne.
Il y avait seulement du plaisir, le même que peut ressentir un alpiniste, au pied du 8.000 qu’il va prendre tout son temps à escalader.
Mais pour atteindre ici l’ivresse des sommets, il fallait d’abord répondre à cet appel… du stylo.
Je n’étais plus dans la plaine, au milieu de la masse. Mais au pied d’une montagne. Le tas de feuilles était haut. Et il m’avait semblé comme une évidence de devoir remplir toutes ces pages. Mais en écrivant quoi ?